LEIÇON 71 | |
Los amics, sèm tornats
de nòstre viatge per l’Occitania. Avant de nos quitar, avèm pensat que seriatz uroses d’ausir los nòstres poètas qu’an espandit la cultura occitana dins tota l’Euròpa. Escotatz qualques tèxtes dels nòstres Trobadors. Dins aquelas cançons, trobaretz tota lor filosofia que se poiriá resumir en qualques mots que trobam dins lors verses ; pciratge, drechura, onor, fiseltat, larguesa, mesura, prètz, melhurament, Amor, jòi. |
Mes (les) amis, nous
sommes revenus de notre voyage à travers (par) l'Occitanie. Avant de vous quitter, nous avons pensé que vous seriez heureux d'entendre (les nôtres) nos poètes qui ont répandu la culture occitane dans toute l'Europe. Écoutez quelques textes de nos Troubadours (bien à nous). Dans ces chansons, vous trouverez toute leur philosophie qui pourrait se résumer en quelques mots, présents (que nous trouvons) dans leur vers : paratge «égalité totale entre tous», drechura «droiture (de cœur et d'esprit)», onor «honneur», fiseltat «fidélité», larguesa «générosité» (largesse), mesura «mesure, sagesse repoussant les excès», prètz «prix, valeur, mérite», melhurament «amélioration, recherche d'une plus grande valeur et d'un plus grand mérite personnel», Amor «Amour»; jòi «joie, félicité suprême obtenue par l'observance de tous ces principes». |
Lo que vos presentam es
Bernat de Ventadorn, qu’es considerat coma l’un dels poêtas d’amor mai
grands que lo monde aja conegut. Se l’occitan podiá tornar prene la plaça qu’ocupava autres còps, segur que sas cançons d’amor serián sus totes los spòts. |
Celui que nous vous
présentons est Bernard de Ventadour, qui est considéré comme l'un des
plus grands poètes d'amour que le monde ait connu. Si l'occitan pouvait reprendre la place qu'il occupait autrefois nul doute (sûr) que ses chansons d'amour seraient sur toutes les lèvres. |
Quand vei la lauseta... | Quand je vois l'alouette... | |
1 | Quand vei la lauseta
mover De jòi sas alas contra’l rai, que s’oblid’ e’s laissa chaser Per la dòuçor qu’al còr li vai, Ailàs, quala enveja me’n ven De cui qu’ieu veja jausiond ! Meravilhas ai, car desse Lo còr de desirer no’m fond. |
1. Quand je vois
l'alouette agiter de «jòi» ses ailes dans le rayon de soleil, qu'elle «s'oublie» (s'étourdit), et se laisse tomber par (sous l'effet de) la douceur qui lui va au cœur, Hélas, quelle envie m'en vient de ceux que je vois heureux ! Je m'émerveille de ce qu'aussitôt le cœur de désir ne me fonde. |
2 | Ailàs ! tant cujava
saber D’amor, e tant petit en sai ! Car ieu d’amar no’m pòsc téner Celeu dont ja pro non aurai ; Tòut m’a mon còr, e tòut m’a me E mi mezeis, e tot lo mond, E quand se’m tòlc, no’m laisset ren Mas desirer e còr volond. |
2. Hélas, je croyais
tant savoir d'amour, et j'en sais si peu ! Car je ne peux me retenir d'aimer celle dont je n'aurai jamais avantage (litt. : assez). Elle m'a dérobé mon cœur, elle s'est dérobée à moi, (elle m'a dérobé) moi-même, et le monde entier, et quand elle m'eut ainsi dérobé, elle ne me laissa rien, sinon désir et cœur avide. |
3 | Anc non aguí de mi poder Ni no fui meusde l'or’en çai Que’m laisset en sos òlhs véser, En un miralh que mòut mi plai. Miralhs, pòs me mirei en te, M’an mòrt li sospir de preond Qu’aissi’m perdei com perdet se Lo bels Narcissus en la font. |
3. Jamais plus je n'eus pouvoir sur moi, ni ne m'appartins (ne fus mien) dès lors qu'elle me laissa regarder en ses yeux, en un miroir qui tant me plaît. Miroir, depuis que je me mirai en toi, les soupirs profonds me tuent (litt.: «m'ont», me tiennent mort), si bien que je me perdis ainsi que se perdit le beau Narcisse en la fontaine. |
4 |
Pòs ab mi dòns no’m pòt valer Precs ni mercés, ni’l dreits qu’ieu ai Ni a leis no ven a plaser Qu’ieu l’am, jamai no o li dirai Aissí ’m part d’amor e’m recrè : Mòrt m’a e per mòrt li respond E vau me’n, pòs ilh no’m reten, Chaitius en eissilh no sai ont. |
4. Puisque auprès de ma dame (litt: mon maître: masculin employé pour exprimer le lien de vassalité qu'est l'amour) ne me peut servir (litt. : valoir) prière, merci, ni le droit que j'ai, et qu'il ne lui agrée point (litt. : «vient à plaisir») que je l'aime, jamais plus je ne lui dirai. Ainsi je me sépare d'amour, et me décourage : elle m'a tué, et je lui réponds par la mort, et je m'en vais, puisqu'elle ne me retient pas, misérable en exil, je ne sais où. |
5 | Tristans, ges mon auretz
de me, Qu’ieu me’n vau chaitius, no sai ont: De chantar me gic e’m recrè, E de jòi e d’amor m’escond. |
5. Tristan, plus rien n'aurez de moi, car je m'en vais, misérable, je ne sais où: chanter, j'y renonce et m'en décourage, et loin de «jòi» et d'amour me retire (me cache). |
Tant m’abelís... | Tant m'agrée ... | |
« Tant m’abelís vòstre cortés demand Qu’ieu non me puesc ni volh a vos cobrir. Ieu sui Arnaud, que plora e vau cantant; Consirós vei la passada folor E vei jaussent lo jòi qu’espere, denant. Ara vos prec, per aquela valor Que vos guida al som de l’escalina : Sovenhatz vos a temps de ma dolor ! |
«Tant m'agrée votre courtoise question, que je ne puis, ni ne veux me cacher à vos yeux (à vous). (Moi) Je suis Arnaut, qui pleure et vais chantant; Je vois, avec chagrin (chagriné) ma folie passée et je me réjouis envoyant, (vois joyeux), devant moi, le «jòi» que j'attends. Or (maintenant) je vous prie, par cette force (valeur) qui vous conduit au sommet de l'escalier : souvenez-vous à temps (lorsqu'il sera temps) de ma douleur ! |
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Dante : La Divine
Comédie Le Purgatoire, chant XXVI (fin) |
NOTES |
Il s'agit d'une poésie extraordinaire, considérée
comme l'un des chefs-d'œuvre de la poésie universelle. Comme c'est
souvent le cas chez les Troubadours, elle présente deux significations
superposées. Ici, le poète (1er sens) s'adresse à une dame qui le repousse, mais aussi (2ème sens) parle de son désir de vaincre son isolement, de communier avec le monde entier et d'atteindre ainsi l´Amour absolu dans une félicité totale (jòi). |
Première strophe : (1er sens) il désire aimer une
dame très belle, symbolisée par la gracieuse alouette. Mais cette
alouette plane au-dessus de la terre où il vit (2ème sens). Cette
dame qui le repousse (parce qu'elle est au-dessus et non avec lui) n'est
déjà plus une simple femme (1er sens) mais une réalité inaccessible
(comme l'alouette qui vole au-dessus de lui alors que seule son
imagination peut s'élever) (2ème sens). Cette réalité est le désir
de l'Amour absolu, que son imagination lui fait entrevoir, espérer et
rechercher. En esprit, il est émerveillé; son désir est immense,
au point qu'il lui semble que son cœur fond en lui. Deuxième strophe : il nous montre qu'en se livrant aux amours terrestres, il croyait connaître l'amour. Mais il constate son erreur : celle qu'il désire c'est «celle qu'il n'aura jamais vraiment» mais que son esprit imagine et recherche. Par cet Amour absolu il pourrait communier avec le monde entier, il le sait, il ne peut s'empêcher d'y penser, mais hélas, il ne peut pas réaliser son désir d'unité (sortir de son isolement insupportable) (union avec le Tout) et sa soif d'absolu. |
Troisième strophe : son esprit lui a fait entrevoir
cet absolu d'Amour et d'unité, il s'y est complu mais ce n'était
qu'une virtualité (et non une réalité) symbolisée par le miroir dont
l'image est à la fois virtuelle et éphémère. Cette plénitude a cessé,
elle n'était qu'une image ; cette félicité (le «jòi»)
passagère entrevue, il n'est plus que «soupirs profonds» au point
qu'il est comme mort. Dès qu'il l'a aperçue, il s'est jeté tout entier
dans cette image d'Amour parfait, comme Narcisse, amoureux de sa
belle image, dans la fontaine, ce qui a tué son âme. Quatrième strophe : il a essayé d'atteindre cet Amour absolu (qu'il appelle son seigneur); par ses prières il a essayé de lui inspirer de la pitié, il lui a parlé du droit de tout être vertueux de le connaître vraiment, rien n'y fit. Alors, voulant garder sa fierté, il décide de ne pas lui avouer plus longtemps son amour (afin peut-être de l'attendrir); il s'en va, enchaîné par son désir d'absolu à la recherche de la solution, de la clé dont il ne connaît pas la demeure. Mais parallèlement à ce sens symbolique (recherche de l'absolu) il s'agit aussi d'une dame qui n'a pas voulu de son amour. Cinquième strophe : n'ayant pu atteindre cet absolu qui dépasse les possibilités d'un homme sur terre, il renonce, triste, à cet Amour absolu et au Jòi )(joie suprême) qu'il voulait connaître. L'équivoque sur le sens est réaffirmé : (1er sens) Tristan représente une femme qui l'a repoussé; (2ème sens) Son échec, devant l'Amour et l'unité absolu qui n'ont pas voulu de lui, l'a rendu triste. Il était au courant au Moyen Age, de donner à une dame un nom masculin (ici Tristan); ce prénom permet également un jeu de mots avec l'adj. triste «triste». Remarquez également le peu de changement qui a affecté l'occitan depuis le Xllème siècle; exception faite de quelques tours un peu vieillis, on dirait de l'occitan du XXème siècle. Enfin, bien que ce soit du limousin, un Languedocien, un Gascon, un Provençal ou un Auvergnat peut lire et comprendre ce texte, parce que les Troubadours, comme il est dit dans l'introduction, avaient établi une graphie commune, une koiné, indispensable pour l'intercompréhension, qui est la graphie dans laquelle est écrite ce livre; si on avait préféré choisir la graphie dite «mistralienne» (en réalité de Roumanille) il aurait été actuellement très difficile de comprendre ces poèmes de Troubadours . Quelle catastrophe irréparable ce serait, si nous étions coupés par la graphie de nos ancêtres si prestigieux ! |
(1) Dante, bien qu'il ne fut pas occitan, avait
choisi d'écrire sa Divine Comédie en langue d'oc, parce qu'elle était
alors la langue la plus prestigieuse d'Europe. Il est dommage pour nous
qu'il ait cédé aux pressions de ses compatriotes qui lui demandaient
d'écrire son œuvre dans leur propre langue : il aurait été un des plus
grands poètes de langue d'oc. Toutefois, il tint à écrire la fin du
Purgatoire dans la langue des Troubadours qu'il considérait comme ses
maîtres, afin de rappeler que la langue d'oc était pour lui la plus
belle des langues. (2) Il écrivit ce passage en nord-occitan, suivant l'exemple de la majorité des Troubadours qui étaient effectivement Limousins et non pas Provençaux, comme cela est parfois soutenu. Le terme le plus fréquemment employé aux Xllème et XIIIème siècles par les Troubadours pour désigner leur langue est «lemosin» et non pas «provençal», qu'ils fussent du Limousin ou d'ailleurs. Remarquez les formes nord-occitanes comme : sui, lang. soi; vei, lang. vesi. (3) Vous pouvez remarquer, au vers 5, le terme JÒI, symbole de la philosophie des Troubadours, qui était fort bien connue de Dante. |