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Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo 6 volumes C. Lévy, 1889. TROISIÈME VOLUME |
XIV TOXICOLOGIE. C’était bien réellement M. le comte de Monte-Cristo qui venait d’entrer chez madame de Villefort, dans l’intention de rendre à M. le procureur du roi la visite qu’il lui avait faite, et à ce nom toute la maison, comme on le comprend bien, avait été mise en émoi. Madame de Villefort, qui était seule au salon lorsqu’on annonça le comte, fit aussitôt venir son fils pour que l’enfant réitérât ses remerciements au comte, et Édouard, qui n’avait cessé d’entendre parler depuis deux jours du grand personnage, se hâta d’accourir, non par obéissance pour sa mère, non pour remercier le comte, mais par curiosité et pour faire quelque remarque à l’aide de laquelle il pût placer un de ces lazzis qui faisaient dire à sa mère : « Ô le méchant enfant : mais il faut bien que je lui pardonne, il a tant d’esprit ! » Après les premières politesses d’usage, le comte s’informa de M. de Villefort. — Mon mari dîne chez M. le Chancelier, répondit la jeune femme ; il vient de partir à l’instant même, et il regrettera bien, j’en suis sûre, d’avoir été privé du bonheur de vous voir. Deux visiteurs qui avaient précédé le comte dans le salon, et qui le dévoraient des yeux, se retirèrent après le temps raisonnable exigé à la fois par la politesse et par la curiosité. — À propos, que fait donc ta sœur Valentine ? dit madame de Villefort à Édouard ; qu’on la prévienne afin que j’aie l’honneur de la présenter à M. le comte. — Vous avez une fille, Madame ? demanda le comte, mais ce doit être une enfant ? — C’est la fille de M. de Villefort, répliqua la jeune femme ; une fille d’un premier mariage, une grande et belle personne. — Mais mélancolique, interrompit le jeune Édouard en arrachant, pour en faire une aigrette à son chapeau, les plumes de la queue d’un magnifique ara qui criait de douleur sur son perchoir doré. Madame de Villefort se contenta de dire : — Silence, Édouard ! Puis elle ajouta : — Ce jeune étourdi a presque raison, et répète là ce qu’il m’a bien des fois entendue dire avec douleur ; car mademoiselle de Villefort est, malgré tout ce que nous pouvons faire pour la distraire, d’un caractère triste et d’une humeur taciturne qui nuisent souvent à l’effet de sa beauté. Mais elle ne vient pas ; Édouard, voyez donc pourquoi cela. — Parce qu’on la cherche où elle n’est pas. — Où la cherche-t-on ? — Chez grand-papa Noirtier. — Et elle n’est pas là, vous croyez ? — Non, non, non, non, non, elle n’y est pas, répondit Édouard en chantonnant. — Et où est-elle ? Si vous le savez, dites-le. — Elle est sous le grand marronnier, continua le méchant garçon, en présentant, malgré les cris de sa mère, des mouches vivantes au perroquet, qui paraissait fort friand de cette sorte de gibier. Madame de Villefort étendait la main pour sonner, et pour indiquer à la femme de chambre le lieu où elle trouverait Valentine, lorsque celle-ci entra. Elle semblait triste, en effet, et en la regardant attentivement on eût même pu voir dans ses yeux des traces de larmes. Valentine, que nous avons, entraîné par la rapidité du récit, présentée à nos lecteurs sans la faire connaître, était une grande et svelte jeune fille de dix-neuf ans, aux cheveux châtain clair, aux yeux bleu foncé, à la démarche languissante et empreinte de cette exquise distinction qui caractérisait sa mère ; ses mains blanches et effilées, son cou nacré, ses joues marbrées de fugitives couleurs, lui donnaient au premier aspect l’air d’une de ces belles Anglaises qu’on a comparées assez poétiquement dans leurs allures à des cygnes qui se mirent. Elle entra donc, et, voyant près de sa mère l’étranger dont elle avait tant entendu parler déjà, elle salua sans aucune minauderie de jeune fille et sans baisser les yeux, avec une grâce qui redoubla l’attention du comte. Celui-ci se leva. — Mademoiselle de Villefort, ma belle-fille, dit madame de Villefort à Monte-Cristo, en se penchant sur son sofa et en montrant de la main Valentine. — Et monsieur le comte de Monte-Cristo, roi de la Chine, empereur de la Cochinchine, dit le jeune drôle en lançant un regard sournois à sa sœur. Pour cette fois, madame de Villefort pâlit, et faillit s’irriter contre ce fléau domestique qui répondait au nom d’Édouard ; mais, tout au contraire, le comte sourit et parut regarder l’enfant avec complaisance, ce qui porta au comble la joie et l’enthousiasme de sa mère. — Mais, madame, reprit le comte en renouant la conversation et en regardant tour à tour madame de Villefort et Valentine, est-ce que je n’ai pas déjà eu l’honneur de vous voir quelque part, vous et mademoiselle ? Tout à l’heure j’y songeais déjà ; et quand mademoiselle est entrée, sa vue a été une lueur de plus jetée sur un souvenir confus, pardonnez-moi ce mot. — Cela n’est pas probable, monsieur ; mademoiselle de Villefort aime peu le monde, et nous sortons rarement, dit la jeune femme. — Aussi n’est-ce point dans le monde que j’ai vu mademoiselle, ainsi que vous, madame, ainsi que ce charmant espiègle. Le monde parisien, d’ailleurs, m’est absolument inconnu, car, je crois avoir eu l’honneur de vous le dire, je suis à Paris depuis quelques jours. Non, si vous permettez que je me rappelle… attendez… Le comte mit sa main sur son front comme pour concentrer tous ses souvenirs : — Non, c’est au-dehors… c’est… je ne sais pas… mais il me semble que ce souvenir est inséparable d’un beau soleil et d’une espèce de fête religieuse… Mademoiselle tenait des fleurs à la main ; l’enfant courait après un beau paon dans un jardin, et vous, madame, vous étiez sous une treille en berceau… Aidez-moi donc, madame ; est-ce que les choses que je vous dis là ne vous rappellent rien ? — Non, en vérité, répondit madame de Villefort ; et cependant il me semble, monsieur, que si je vous avais rencontré quelque part, votre souvenir serait resté présent à ma mémoire. — Monsieur le comte nous a vus peut-être en Italie, dit timidement Valentine. — En effet, en Italie… c’est possible, dit Monte-Cristo. Vous avez voyagé en Italie, mademoiselle ? — Madame et moi, nous y allâmes il y a deux ans. Les médecins craignaient pour ma poitrine et m’avaient recommandé l’air de Naples. Nous passâmes par Bologne, par Pérouse et par Rome. — Ah ! c’est vrai, mademoiselle, s’écria Monte-Cristo, comme si cette simple indication suffisait à fixer tous ses souvenirs. C’est à Pérouse, le jour de la Fête-Dieu, dans le jardin de l’hôtellerie de la Poste, où le hasard nous a réunis, vous, mademoiselle, votre fils et moi, que je me rappelle avoir eu l’honneur de vous voir. — Je me rappelle parfaitement Pérouse, monsieur, et l’hôtellerie de la Poste, et la fête dont vous me parlez, dit madame de Villefort ; mais j’ai beau interroger mes souvenirs, et, j’ai honte de mon peu de mémoire, je ne me souviens pas d’avoir eu l’honneur de vous voir. — C’est étrange, ni moi non plus, dit Valentine en levant ses beaux yeux sur Monte-Cristo. — Ah ! moi, je m’en souviens, dit Édouard. — Je vais vous aider, madame, reprit le comte. La journée avait été brûlante ; vous attendiez des chevaux qui n’arrivaient pas à cause de la solennité. Mademoiselle s’éloigna dans les profondeurs du jardin, et votre fils disparut, courant après l’oiseau. — Je l’ai attrapé, maman ; tu sais, dit Édouard, je lui ai arraché trois plumes de la queue. — Vous, Madame, vous demeurâtes sous le berceau de vigne ; ne vous souvient-il plus, pendant que vous étiez assise sur un banc de pierre et pendant que, comme je vous l’ai dit, mademoiselle de Villefort et monsieur votre fils étaient absents, d’avoir causé assez longtemps avec quelqu’un ? — Oui vraiment, oui, dit la jeune femme en rougissant, je m’en souviens, avec un homme enveloppé d’un long manteau de laine… avec un médecin, je crois. — Justement, madame ; cet homme, c’était moi ; depuis quinze jours j’habitais dans cette hôtellerie, j’avais guéri mon valet de chambre de la fièvre et mon hôte de la jaunisse, de sorte que l’on me regardait comme un grand docteur. Nous causâmes longtemps, madame, de choses différentes, du Pérugin, de Raphaël, des mœurs, des costumes, de cette fameuse aqua-tofana, dont quelques personnes, vous avait-on dit, je crois, conservaient encore le secret à Pérouse. — Ah ! c’est vrai, dit vivement madame de Villefort avec une certaine inquiétude, je me rappelle. — Je ne sais plus ce que vous me dîtes en détail, Madame, reprit le comte avec une parfaite tranquillité, mais je me souviens parfaitement que, partageant à mon sujet l’erreur générale, vous me consultâtes sur la santé de mademoiselle de Villefort. — Mais cependant, monsieur, vous étiez bien réellement médecin, dit madame de Villefort, puisque vous avez guéri des malades. — Molière ou Beaumarchais vous répondraient, madame, que c’est justement parce que je ne l’étais pas que j’ai, non point guéri mes malades, mais que mes malades ont guéri ; moi, je me contenterai de vous dire que j’ai assez étudié à fond la chimie et les sciences naturelles, mais en amateur seulement… vous comprenez. En ce moment six heures sonnèrent. — Voilà six heures, dit madame de Villefort, visiblement agitée ; n’allez-vous pas voir, Valentine, si votre grand-père est prêt à dîner ? Valentine se leva, et, saluant le comte, elle sortit de la chambre sans prononcer un mot. — Oh ! mon Dieu, madame, serait-ce donc à cause de moi que vous congédiez mademoiselle de Villefort ? dit le comte lorsque Valentine fut partie. — Pas le moins du monde, reprit vivement la jeune femme ; mais c’est l’heure à laquelle nous faisons faire à M. Noirtier le triste repas qui soutient sa triste existence. Vous savez, monsieur, dans quel état lamentable est le père de mon mari ? — Oui, madame, M. de Villefort m’en a parlé ; une paralysie, je crois. — Hélas ! oui ; il y a chez ce pauvre vieillard absence complète du mouvement, l’âme seule veille dans cette machine humaine, et encore pâle et tremblante, et comme une lampe prête à s’éteindre. Mais pardon, monsieur, de vous entretenir de nos infortunes domestiques, je vous ai interrompu au moment où vous me disiez que vous étiez un habile chimiste. — Oh ! je ne disais pas cela, madame, répondit le comte avec un sourire ; bien au contraire, j’ai étudié la chimie parce que, décidé à vivre particulièrement en Orient, j’ai voulu suivre l’exemple du roi Mithridate. — Mithridates, rex Ponticus, dit l’étourdi en découpant des silhouettes dans un magnifique album ; le même qui déjeunait tous les matins avec une tasse de poison à la crème. — Édouard ! méchant enfant ! s’écria madame de Villefort en arrachant le livre mutilé des mains de son fils, vous êtes insupportable, vous nous étourdissez. Laissez-nous, et allez rejoindre votre sœur Valentine chez bon-papa Noirtier. — L’album… dit Édouard. — Comment, l’album ? — Oui : je veux l’album… — Pourquoi avez-vous découpé les dessins ? — Parce que cela m’amuse. — Allez-vous-en ! allez ! — Je ne m’en irai pas si l’on ne me donne pas l’album, fit, en s’établissant dans un grand fauteuil, l’enfant, fidèle à son habitude de ne jamais céder. — Tenez, et laissez-nous tranquilles, dit madame de Villefort ; et elle donna l’album à Édouard, qui partit accompagné de sa mère. Le comte suivit des yeux madame de Villefort. — Voyons si elle fermera la porte derrière lui, murmura-t-il. Madame de Villefort ferma la porte avec le plus grand soin derrière l’enfant ; le comte ne parut pas s’en apercevoir. Puis, en jetant un dernier regard autour d’elle, la jeune femme revint s’asseoir sur sa causeuse. — Permettez-moi de vous faire observer, madame, dit le comte avec cette bonhomie que nous lui connaissons, que vous êtes bien sévère pour ce charmant espiègle. — Il le faut bien, monsieur, répliqua madame de Villefort avec un véritable aplomb de mère. — C’est son Cornelius Nepos que récitait M. Édouard en parlant du roi Mithridate, dit le comte, et vous l’avez interrompu dans une citation qui prouve que son précepteur n’a point perdu son temps avec lui, et que votre fils est fort avancé pour son âge. — Le fait est, monsieur le comte, répondit la mère flattée doucement, qu’il a une grande facilité et qu’il apprend tout ce qu’il veut. Il n’a qu’un défaut, c’est d’être trop volontaire ; mais, à propos de ce qu’il disait, est-ce que vous croyez, par exemple, monsieur le comte, que Mithridate usât de ces précautions et que ces précautions pussent être efficaces ? — J’y crois si bien, madame, que, moi qui vous parle, j’en ai usé pour ne pas être empoisonné à Naples, à Palerme et à Smyrne, c’est-à-dire dans trois occasions où, sans cette précaution, j’aurais pu laisser ma vie. — Et le moyen vous a réussi ? — Parfaitement. — Oui, c’est vrai ; je me rappelle que vous m’avez déjà raconté quelque chose de pareil à Pérouse. — Vraiment ! fit le comte avec une surprise admirablement jouée ; je ne me rappelle pas, moi. — Je vous demandais si les poisons agissaient également et avec une semblable énergie sur les hommes du Nord et sur les hommes du Midi, et vous me répondîtes même que les tempéraments froids et lymphatiques des Septentrionaux ne présentaient pas la même aptitude que la riche et énergique nature des gens du Midi. — C’est vrai, dit Monte-Cristo ; j’ai vu des Russes dévorer, sans être incommodés, des substances végétales qui eussent tué infailliblement un Napolitain ou un Arabe. — Ainsi, vous le croyez, le résultat serait encore plus sûr chez nous qu’en Orient, et au milieu de nos brouillards et de nos pluies, un homme s’habituerait plus facilement que sous une chaude latitude à cette absorption progressive du poison ? — Certainement ; bien entendu, toutefois, qu’on ne sera prémuni que contre le poison auquel on se sera habitué. — Oui, je comprends ; et comment vous habitueriez-vous, vous, par exemple, ou plutôt comment vous êtes-vous habitué ? — C’est bien facile. Supposez que vous sachiez d’avance de quel poison on doit user contre vous… supposez que ce poison soit de la… brucine, par exemple… — La brucine se tire de la fausse angusture[1], je crois, dit madame de Villefort. — Justement, madame, répondit Monte-Cristo ; mais je crois qu’il ne me reste pas grand-chose à vous apprendre ; recevez mes compliments : de pareilles connaissances sont rares chez les femmes. — Oh ! je l’avoue, dit madame de Villefort, j’ai la plus violente passion pour les sciences occultes qui parlent à l’imagination comme une poésie, et se résolvent en chiffres comme une équation algébrique ; mais continuez, je vous prie : ce que vous me dites m’intéresse au plus haut point. — Eh bien, reprit Monte-Cristo, supposez que ce poison soit de la brucine, par exemple, et que vous en preniez un milligramme le premier jour, deux milligrammes le second, eh bien, au bout de dix jours vous aurez un centigramme ; au bout de vingt jours, en augmentant d’un autre milligramme, vous aurez trois centigrammes, c’est-à-dire une dose que vous supporterez sans inconvénient, et qui serait déjà fort dangereuse pour une autre personne qui n’aurait pas pris les mêmes précautions que vous ; enfin, au bout d’un mois, en buvant de l’eau dans la même carafe, vous tuerez la personne qui aura bu cette eau en même temps que vous, sans vous apercevoir autrement que par un simple malaise qu’il y ait eu une substance vénéneuse quelconque mêlée à cette eau. — Vous ne connaissez pas d’autre contre-poison ? — Je n’en connais pas. — J’avais souvent lu et relu cette histoire de Mithridate, dit madame de Villefort pensive, et je l’avais prise pour une fable. — Non, madame ; contre l’habitude de l’histoire, c’est une vérité. Mais ce que vous me dites là, ce que vous me demandez n’est point le résultat d’une question capricieuse, puisqu’il y a deux ans déjà vous m’avez fait des questions pareilles, et que vous me dites que depuis longtemps cette histoire de Mithridate vous préoccupait. — C’est vrai, monsieur, les deux études favorites de ma jeunesse ont été la botanique et la minéralogie, et puis, quand j’ai su plus tard que l’emploi des simples expliquait souvent toute l’histoire des peuples et toute la vie des individus d’Orient, comme les fleurs expliquent toute leur pensée amoureuse, j’ai regretté de n’être pas homme pour devenir un Flamel, un Fontana ou un Cabanis. — D’autant plus, madame, reprit Monte-Cristo, que les Orientaux ne se bornent point, comme Mithridate, à se faire des poisons une cuirasse, ils s’en font aussi un poignard ; la science devient entre leurs mains non seulement une arme défensive, mais encore fort souvent offensive ; l’une sert contre les souffrances physiques, l’autre contre leurs ennemis ; avec l’opium, avec la belladone, avec la fausse augusture, le bois de couleuvre, le laurier-cerise, ils endorment ceux qui voudraient les réveiller. Il n’est pas une de ces femmes, égyptienne, turque ou grecque qu’ici vous appelez de bonnes femmes, qui ne sache en fait de chimie de quoi stupéfier un médecin, et en fait de psychologie de quoi épouvanter un confesseur. — Vraiment ! dit madame de Villefort, dont les yeux brillaient d’un feu étrange à cette conversation. — Eh ! mon Dieu ! oui, madame, continua Monte-Cristo, les drames secrets de l’Orient se nouent et se dénouent ainsi, depuis la plante qui fait aimer jusqu’à la plante qui fait mourir ; depuis le breuvage qui ouvre le ciel jusqu’à celui qui vous plonge un homme dans l’enfer. Il y a autant de nuances de tous genres qu’il y a de caprices et de bizarreries dans la nature humaine, physique et morale ; et je dirai plus, l’art de ces chimistes sait accommoder admirablement le remède et le mal à ses besoins d’amour ou à ses désirs de vengeance. — Mais, monsieur, reprit la jeune femme, ces sociétés orientales au milieu desquelles vous avez passé une partie de votre existence sont donc fantastiques comme les contes qui nous viennent de leur beau pays ? un homme y peut donc être supprimé impunément ? c’est donc en réalité la Bagdad ou la Bassora de M. Galland ? Les sultans et les vizirs qui régissent ces sociétés, et qui constituent ce qu’on appelle en France le gouvernement, sont donc sérieusement des Haroun-al-Raschid et des Giaffar qui non seulement pardonnent à un empoisonneur, mais encore le font premier ministre si le crime a été ingénieux, et qui, dans ce cas, en font graver l’histoire en lettres d’or pour se divertir aux heures de leur ennui ? — Non, madame, le fantastique n’existe plus même en Orient : il y a là-bas aussi, déguisés sous d’autres noms et cachés sous d’autres costumes, des commissaires de police, des juges d’instruction, des procureurs du roi et des experts. On y pend, on y décapite et l’on y empale très agréablement les criminels ; mais ceux-ci, en fraudeurs adroits, ont su dépister la justice humaine et assurer le succès de leurs entreprises par des combinaisons habiles. Chez nous, un niais possédé du démon de la haine ou de la cupidité qui a un ennemi à détruire ou un grand-parent à annihiler, s’en va chez un épicier, lui donne un faux nom qui le fait découvrir bien mieux que son nom véritable, et achète, sous prétexte que les rats l’empêchent de dormir, cinq à six grammes d’arsenic ; s’il est très adroit, il va chez cinq ou six épiciers, et n’en est que cinq ou six fois mieux reconnu ; puis, quand il possède son spécifique, il administre à son ennemi, à son grand-parent, une dose d’arsenic qui ferait crever un mammouth ou un mastodonte, et sans rime ni raison, fait pousser à la victime des hurlements qui mettent tout le quartier en émoi. Alors arrive une nuée d’agents de police et de gendarmes ; on envoie chercher un médecin qui ouvre le mort et récolte dans son estomac et dans ses entrailles l’arsenic à la cuiller. Le lendemain, cent journaux racontent le fait avec le nom de la victime et du meurtrier. Dès le soir même, l’épicier ou les épiciers vient ou viennent dire : « C’est moi qui ai vendu l’arsenic à monsieur. » Et plutôt que de ne pas reconnaître l’acquéreur, ils en reconnaîtront vingt ; alors le niais criminel est pris, emprisonné, interrogé, confronté, confondu, condamné et guillotiné ; ou si c’est une femme de quelque valeur, on l’enferme pour la vie. Voilà comme vos Septentrionaux entendent la chimie, madame. Desrues cependant était plus fort que cela, je dois l’avouer. |
Alexandre Dumas Le Comte de Monte-Cristo |