LE TEMPS DES DIALECTES

Le morcellement linguistique au Moyen Ă‚ge

L’influence des envahisseurs germaniques, comme on l’a vu, peut expliquer une partie des diffĂ©rences rĂ©gionales que l’on constate dans les langues parlĂ©es au Moyen Ă‚ge. (Cf. Langue d’oĂŻl, langue d’oc et francoprovençal, p. 52.) Elle ne peut les expliquer toutes. Comment concevoir, en effet, qu’à partir du latin venu de Rome, on en soit arrivĂ© quelques siècles plus tard Ă  un morcellement linguistique tel que chaque rĂ©gion avait son dialecte ? Car, au Moyen Ă‚ge, l’habitant du Limousin ne comprenait pas grand-chose Ă  la langue parlĂ©e en Bourgogne, et aucun des deux ne comprenait ce que disait un Parisien. Chacun d’entre eux pratiquait une seule langue, le parler de sa rĂ©gion, et seuls les clercs savaient le latin, qui Ă©tait, de plus, la seule langue Ă©crite.

Pour essayer de s’expliquer comment s’est produite cette différenciation en dialectes divers, il faut se rappeler les conditions de vie sous le régime féodal. Fondée sur les relations de vassal à suzerain, la vie s’organisait sur la terre du seigneur, autour du château. Le seigneur était ainsi amené à avoir de multiples rapports avec les paysans, dont il devait pouvoir se faire comprendre, mais il ne fréquentait guère ses pairs, sinon à de rares occasions. C’est donc à l’intérieur des limites d’un fief qu’ont dû naître et se développer des divergences, d’abord minimes, mais qui ont pu s’accentuer lorsque les conditions géographiques augmentaient l’isolement de deux domaines contigus. Inversement, dans le cas où des contacts entre deux communautés voisines pouvaient s’établir et se multiplier, chaque communauté adaptait son parler au parler de l’autre, empêchant ainsi les différences de se creuser. Les villes de marché, avec leurs foires, qui drainaient à certaines périodes des gens de divers domaines, agissaient aussi dans le sens de l’uniformisation.

Il y a donc des diffĂ©rences, plus ou moins accidentelles, entre des aires dialectales voisines, telles qu’on peut les reconstituer pour le Moyen Ă‚ge. Leurs limites exactes ne peuvent pas ĂŞtre prĂ©cisĂ©es : elles dĂ©pendent Ă  la fois des conditions gĂ©ographiques naturelles et des voies de communication, mais aussi des frontières ecclĂ©siastiques et des relations politiques entre les seigneurs.

Paris s’éveille

La survivance dans la France contemporaine de ces divers parlers, surtout dans les milieux ruraux, ne donne qu’une idée très approximative de ce qu’était le pays au Moyen Âge, car aujourd’hui le français règne partout, alors qu’à cette époque il n’était qu’un dialecte parmi d’autres.

La langue commune ne serait peut-ĂŞtre pas aujourd’hui le français s’il ne s’était produit Ă  la fin du Xe siècle un Ă©vĂ©nement capital pour l’histoire de ce dialecte : en 987, Hugues Capet est Ă©lu roi par les grands du royaume, soutenus par les reprĂ©sentants de l’Église. Or, Hugues Capet Ă©tait duc de France, c’est-Ă -dire de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ile-de-France, et son duchĂ©, qui deviendra le domaine royal, est très rĂ©duit. On peut voir sur la carte (cf. p. 89) qu’il se limite Ă  Paris et Ă  ses alentours immĂ©diats, Ă  une partie de l’OrlĂ©anais et du Vermandois, Ă  la rĂ©gion d’Attigny sur l’Aisne et Ă  une petite fenĂŞtre sur la Manche près de Montreuil (Pas-de-Calais).

Quelque deux cents ans plus tard, à l’avènement de Philippe Auguste, en 1180, le domaine royal s’est considérablement agrandi autour de Paris, surtout en direction du sud et de l’est.

En consultant une carte routière, on peut retrouver facilement autour de Paris toute une sĂ©rie de localitĂ©s, telles que Baillet-en-France, Belloy-en-France, Bonneuil-en-France, Châtenay-en-France, Puiseux-en-France et bien entendu Roissy-en-France, qui tĂ©moignent de l’emplacement de l’ancien duchĂ© et qui rappellent la plus ancienne implantation franque dans notre pays. (Cf. carte, p. 89, dans la partie agrandie.)

Pourquoi Paris ?

Reste à comprendre pourquoi le parler de Paris a fini par l’emporter. Un ensemble de circonstances a dû jouer dans ce sens.

GĂ©ographiquement, Paris avait une position très favorisĂ©e. SituĂ©e Ă  proximitĂ© du confluent de trois cours d’eau importants, la Seine, l’Oise et la Marne â€“ d’oĂą son nom « Ile Â» de France â€“, la rĂ©gion parisienne semble avoir très vite formĂ© le centre naturel d’un domaine linguistique qui s’étendait Ă  la fin du Moyen Ă‚ge jusqu’à la Loire. Ă€ l’ouest Blois et Tours, Ă  l’est Troyes et Reims ont des parlers peu diffĂ©rents de ceux de Paris(69).

Ă€ cette situation gĂ©ographique exceptionnelle, il faut ajouter des raisons Ă©conomiques et culturelles : la proximitĂ© immĂ©diate d’une rĂ©gion très fertile, le grenier Ă  blĂ© que constituent la Beauce et la Brie, et un peu plus tard le mouvement littĂ©raire, soutenu par la Cour, qui a contribuĂ© Ă  rehausser le prestige de la langue de l’Ile-de-France. La littĂ©rature qui naĂ®t dans cette rĂ©gion Ă  la fin du xf siècle comprend au dĂ©but surtout des chansons de geste, sortes de longs poèmes Ă©piques qui Ă©taient chantĂ©s par des jongleurs dans les foires ou les rĂ©unions populaires. C’était une littĂ©rature qui exaltait les exploits d’hommes exceptionnels, Ă©crite dans une langue sans recherche excessive, car elle devait ĂŞtre comprise par le peuple.

Ă€ partir du XIIe siècle prend naissance un nouveau genre, le roman « courtois Â», oĂą, sous l’influence de la littĂ©rature des pays d’oc, s’expriment des sentiments dĂ©licats, avec des raffinements dans l’expression que ne connaissent pas les chansons de geste. Le poète â€“ troubadour dans le sud, trouvère dans le nord du pays â€“ y fait inlassablement sa cour Ă  la dame de ses pensĂ©es, dans une langue pleine de subtilitĂ©s, qui enthousiasme la noble sociĂ©tĂ© des châteaux.