021 Livre
Voltaire
Zadig ou la Destinée
CHAPITRE XIX.
LES COMBATS.
 
La reine avait été reçue à Babylone avec les transports qu’on a toujours pour une belle princesse qui a été malheureuse. Babylone alors paraissait être plus tranquille. Le prince d’Hyrcanie avait été tué dans un combat. Les Babyloniens, vainqueurs, déclarèrent qu’Astarté épouserait celui qu’on choisirait pour souverain. On ne voulut point que la première place du monde, qui serait celle de mari d’Astarté et de roi de Babylone, dépendît des intrigues et des cabales. On jura de reconnaître pour roi le plus vaillant et le plus sage. Une grande lice, bordée d’amphithéâtres magnifiquement ornés, fut formée à quelques lieues de la ville. Les combattants devaient s’y rendre armés de toutes pièces. Chacun d’eux avait derrière les amphithéâtres un appartement séparé, où il ne devait être vu ni connu de personne. Il fallait courir quatre lances. Ceux qui seraient assez heureux pour vaincre quatre chevaliers devaient combattre ensuite les uns contre les autres ; de façon que celui qui resterait le dernier maître du camp serait proclamé le vainqueur des jeux. Il devait revenir quatre jours après avec les mêmes armes, et expliquer les énigmes proposées par les mages. S’il n’expliquait point les énigmes, il n’était point roi, et il fallait recommencer à courir des lances, jusqu’à ce qu’on trouvât un homme qui fût vainqueur dans ces deux combats ; car on voulait absolument pour roi le plus vaillant et le plus sage. La reine, pendant tout ce temps, devait être étroitement gardée : on lui permettait seulement d’assister aux jeux, couverte d’un voile ; mais on ne souffrait pas qu’elle parlât à aucun des prétendants, afin qu’il n’y eût ni faveur ni injustice.

Voilà ce qu’Astarté faisait savoir à son amant, espérant qu’il montrerait pour elle plus de valeur et d’esprit que personne. Il partit, et pria Vénus de fortifier son courage et d’éclairer son esprit. Il arriva sur le rivage de l’Euphrate la veille de ce grand jour. Il fit inscrire sa devise parmi celles des combattants, en cachant son visage et son nom, comme la loi l’ordonnait, et alla se reposer dans l’appartement qui lui échut par le sort. Son ami Cador, qui était revenu à Babylone, après l’avoir inutilement cherché en Égypte, fit porter dans sa loge une armure complète que la reine lui envoyait. Il lui fit amener aussi de sa part le plus beau cheval de Perse. Zadig reconnut Astarté à ces présents : son courage et son amour en prirent de nouvelles forces et de nouvelles espérances.

Le lendemain la reine étant venue se placer sous un dais de pierreries, et les amphithéâtres étant remplis de toutes les dames et de tous les ordres de Babylone, les combattants parurent dans le cirque. Chacun d’eux vint mettre sa devise aux pieds du grand mage. On tira au sort les devises ; celle de Zadig fut la dernière. Le premier qui s’avança était un seigneur très-riche, nommé Itobad, fort vain, peu courageux, très-maladroit, et sans esprit. Ses domestiques l’avaient persuadé qu’un homme comme lui devait être roi ; il leur avait répondu : « Un homme comme moi doit régner ; ainsi on l’avait armé de pied en cap. Il portait une armure d’or émaillée de vert, un panache vert, une lance ornée de rubans verts. On s’aperçut d’abord, à la manière dont Itobad gouvernait son cheval, que ce n’était pas un homme comme lui à qui le Ciel réservait le sceptre de Babylone. Le premier chevalier qui courut contre lui le désarçonna ; le second le renversa sur la croupe de son cheval, les deux jambes en l’air et les bras étendus. Itobad se remit, mais de si mauvaise grâce que tout l’amphithéâtre se mit à rire. Un troisième ne daigna pas se servir de sa lance ; mais, en lui faisant une passe, il le prit par la jambe droite, et lui faisant faire un demi-tour, il le fit tomber sur le sable : les écuyers des jeux accoururent à lui en riant, et le remirent en selle. Le quatrième combattant le prend par la jambe gauche, et le fait tomber de l’autre côté. On le conduisit avec des huées à sa loge, où il devait passer la nuit selon la loi ; et il disait en marchant à peine : « Quelle aventure pour un homme comme moi ! »

Les autres chevaliers s’acquittèrent mieux de leur devoir. Il y en eut qui vainquirent deux combattants de suite ; quelques uns allèrent jusqu’à trois. Il n’y eut que le prince Otame qui en vainquit quatre. Enfin Zadig combattit à son tour : il désarçonna quatre cavaliers de suite avec toute la grâce possible. Il fallut donc voir qui serait vainqueur d’Otame ou de Zadig. Le premier portait des armes bleues et or, avec un panache de même ; celles de Zadig étaient blanches. Tous les vœux se partageaient entre le chevalier bleu et le chevalier blanc. La reine, à qui le cœur palpitait, faisait des prières au Ciel pour la couleur blanche.

Les deux champions firent des passes et des voltes avec tant d’agilité, ils se donnèrent de si beaux coups de lance, ils étaient si fermes sur leurs arçons, que tout le monde, hors la reine, souhaitait qu’il y eût deux rois dans Babylone. Enfin, leurs chevaux étant lassés et leurs lances rompues, Zadig usa de cette adresse : il passe derrière le prince bleu, s’élance sur la croupe de son cheval, le prend par le milieu du corps, le jette à terre, se met en selle à sa place, et caracole autour d’Otame étendu sur la place. Tout l’amphithéâtre crie : « Victoire au chevalier blanc ! » Otame, indigné, se relève, tire son épée ; Zadig saute de cheval, le sabre à la main. Les voilà tous deux sur l’arène, livrant un nouveau combat où la force et l’agilité triomphent tour à tour. Les plumes de leur casque, les clous de leurs brassards, les mailles de leur armure sautent au loin sous mille coups précipités. Ils frappent de pointe et de taille, à droite, à gauche, sur la tête, sur la poitrine ; ils reculent, ils avancent, ils se mesurent, ils se rejoignent, ils se saisissent, ils se replient comme des serpents, ils s’attaquent comme des lions ; le feu jaillit à tout moment des coups qu’ils se portent. Enfin Zadig, ayant un moment repris ses esprits, s’arrête, fait une feinte, passe sur Otame, le fait tomber, le désarme, et Otame s’écrie : « Ô chevalier blanc ! c’est vous qui devez régner sur Babylone. » La reine était au comble de la joie. On reconduisit le chevalier bleu et le chevalier blanc chacun à leur loge, ainsi que tous les autres, selon ce qui était porté par la loi. Des muets vinrent les servir et leur apporter à manger. On peut juger si le petit muet de la reine ne fut pas celui qui servit Zadig. Ensuite on les laissa dormir seuls jusqu’au lendemain matin, temps où le vainqueur devait apporter sa devise au grand mage, pour la confronter et se faire reconnaître.

Zadig dormit, quoique amoureux, tant il était fatigué. Itobad, qui était couché auprès de lui, ne dormit point. Il se leva pendant la nuit, entra dans sa loge, prit les armes blanches de Zadig avec sa devise, et mit son armure verte à la place. Le point du jour étant venu, il alla fièrement au grand mage, déclarer qu’un homme comme lui était vainqueur. On ne s’y attendait pas ; mais il fut proclamé pendant que Zadig dormait encore. Astarté, surprise, et le désespoir dans le cœur, s’en retourna dans Babylone. Tout l’amphithéâtre était déjà presque vide lorsque Zadig s’éveilla ; il chercha ses armes, et ne trouva que cette armure verte. Il était obligé de s’en couvrir, n’ayant rien autre chose auprès de lui. Étonné et indigné, il les endosse avec fureur, il avance dans cet équipage.

Tout ce qui était encore sur l’amphithéâtre et dans le cirque le reçut avec des huées. On l’entourait ; on lui insultait en face. Jamais homme n’essuya des mortifications si humiliantes. La patience lui échappa ; il écarta à coups de sabre la populace qui osait l’outrager ; mais il ne savait quel parti prendre. Il ne pouvait voir la reine ; il ne pouvait réclamer l’armure blanche qu’elle lui avait envoyée ; c’eût été la compromettre ; ainsi, tandis qu’elle était plongée dans la douleur, il était pénétré de fureur et d’inquiétude. Il se promenait sur les bords de l’Euphrate, persuadé que son étoile le destinait à être malheureux sans ressource, repassant dans son esprit toutes ses disgrâces depuis l’aventure de la femme qui haïssait les borgnes, jusqu’à celle de son armure. « Voilà ce que c’est, disait-il, de m’être éveillé trop tard ; si j’avais moins dormi, je serais roi de Babylone, je posséderais Astarté. Les sciences, les mœurs, le courage, n’ont donc jamais servi qu’à mon infortune. » Il lui échappa enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté de croire que tout était gouverné par une destinée cruelle qui opprimait les bons et qui faisait prospérer les chevaliers verts. Un de ses chagrins était de porter cette armure verte qui lui avait attiré tant de huées. Un marchand passa, il la lui vendit à vil prix, et prit du marchand une robe et un bonnet long. Dans cet équipage, il côtoyait l’Euphrate, rempli de désespoir et accusant en secret la Providence, qui le persécutait toujours.
 
Voltaire
Zadig ou la Destinée