021 Livre Voltaire Zadig ou la Destinée |
CHAPITRE XVI. LE BRIGAND. |
En arrivant aux frontières qui séparent
l’Arabie Pétrée de la Syrie, comme il
passait près d’un château assez fort, des
Arabes armés en sortirent. Il se vit entouré
; on lui criait : « Tout ce que vous avez
nous appartient, et votre personne
appartient à notre maître. » Zadig, pour
réponse, tira son épée ; son valet, qui
avait du courage, en fit autant. Ils
renversèrent morts les premiers Arabes qui
mirent la main sur eux ; le nombre redoubla
: ils ne s’étonnèrent point, et résolurent
de périr en combattant. On voyait deux
hommes se défendre contre une multitude ; un
tel combat ne pouvait durer longtemps. Le
maître du château, nommé Arbogad, ayant vu
d’une fenêtre les prodiges de valeur que
faisait Zadig, conçut de l’estime pour lui.
Il descendit en hâte, et vint lui-même
écarter ses gens, et délivrer les deux
voyageurs. « Tout ce qui passe sur mes
terres est à moi, dit-il, aussi bien que ce
que je trouve sur les terres des autres ;
mais vous me paraissez un si brave homme que
je vous exempte de la loi commune. » Il le
fit entrer dans son château, ordonnant à ses
gens de le bien traiter ; et, le soir,
Arbogad voulut souper avec Zadig. Le seigneur du château était un de ces Arabes qu’on appelle voleurs ; mais il faisait quelquefois de bonnes actions parmi une foule de mauvaises ; il volait avec une rapacité furieuse, et donnait libéralement : intrépide dans l’action, assez doux dans le commerce, débauché à table, gai dans la débauche, et surtout plein de franchise. Zadig lui plut beaucoup ; sa conversation, qui s’anima, fit durer le repas ; enfin Arbogad lui dit : « Je vous conseille de vous enrôler sous moi, vous ne sauriez mieux faire ; ce métier-ci n’est pas mauvais ; vous pourrez un jour devenir ce que je suis. — Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous exercez cette noble profession ? — Dès ma plus tendre jeunesse, reprit le seigneur. J’étais valet d’un Arabe assez habile ; ma situation m’était insupportable. J’étais au désespoir de voir que, dans toute la terre qui appartient également aux hommes, la destinée ne m’eût pas réservé ma portion. Je confiai mes peines à un vieil Arabe qui me dit : « Mon fils, ne désespérez pas ; il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentait d’être un atome ignoré dans les déserts ; au bout de quelques années il devint diamant, et il est à présent le plus bel ornement de la couronne du roi des Indes. » Ce discours me fit impression ; j’étais le grain de sable, je résolus de devenir diamant. Je commençai par voler deux chevaux ; je m’associai des camarades ; je me mis en état de voler de petites caravanes : ainsi je fis cesser peu à peu la disproportion qui était d’abord entre les hommes et moi. J’eus ma part aux biens de ce monde, et je fus même dédommagé avec usure : on me considéra beaucoup : je devins seigneur brigand ; j’acquis ce château par voie de fait. Le satrape de Syrie voulut m’en déposséder ; mais j’étais déjà trop riche pour avoir rien à craindre ; je donnai de l’argent au satrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j’agrandis mes domaines ; il me nomma même trésorier des tributs que l’Arabie Pétrée payait au roi des rois. Je fis ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur. « Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du roi Moabdar, un petit satrape, pour me faire étrangler. Cet homme arriva avec son ordre : j’étais instruit de tout ; je fis étrangler en sa présence les quatre personnes qu’il avait amenées avec lui pour serrer le lacet ; après quoi je lui demandai ce que pouvait lui valoir la commission de m’étrangler. Il me répondit que ses honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d’or. Je lui fis voir clair qu’il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis sous-brigand ; il est aujourd’hui un de mes meilleurs officiers, et des plus riches. Si vous m’en croyez, vous réussirez comme lui. Jamais la saison de voler n’a été meilleure, depuis que Moabdar est tué, et que tout est en confusion dans Babylone. — Moabdar est tué ! dit Zadig ; et qu’est devenue la reine Astarté ? — Je n’en sais rien, reprit Arbogad ; tout ce que je sais, c’est que Moabdar est devenu fou, qu’il a été tué, que Babylone est un grand coupe-gorge, que tout l’empire est désolé, qu’il y a de beaux coups à faire encore, et que pour ma part j’en ai fait d’admirables. — Mais la reine, dit Zadig ; de grâce, ne savez-vous rien de la destinée de la reine ? — On m’a parlé d’un prince d’Hyrcanie, reprit-il ; elle est probablement parmi ses concubines, si elle n’a pas été tuée dans le tumulte ; mais je suis plus curieux de butin que de nouvelles. J’ai pris plusieurs femmes dans mes courses, je n’en garde aucune ; je les vends cher quand elles sont belles, sans m’informer de ce qu’elles sont. On n’achète point le rang ; une reine qui serait laide ne trouverait pas marchand : peut-être ai-je vendu la reine Astarté, peut-être est-elle morte ; mais peu m’importe, et je pense que vous ne devez pas vous en soucier plus que moi. » En parlant ainsi il buvait avec tant de courage, il confondait tellement toutes les idées, que Zadig n’en put tirer aucun éclaircissement. Il restait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvait toujours, faisait des contes, répétait sans cesse qu’il était le plus heureux de tous les hommes, exhortant Zadig à se rendre aussi heureux que lui. Enfin doucement assoupi par les fumées du vin, il alla dormir d’un sommeil tranquille. Zadig passa la nuit dans l’agitation la plus violente. « Quoi, disait-il, le roi est devenu fou ! il est tué ! Je ne puis m’empêcher de le plaindre. L’empire est déchiré, et ce brigand est heureux : ô fortune ! ô destinée ! un voleur est heureux, et ce que la nature a fait de plus aimable a péri peut-être d’une manière affreuse, ou vit dans un état pire que la mort. Ô Astarté ! qu’êtes-vous devenue ? » Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu’il rencontrait dans le château ; mais tout le monde était occupé, personne ne lui répondit : on avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes, on partageait les dépouilles. Tout ce qu’il put obtenir dans cette confusion tumultueuse, ce fut la permission de partir. Il en profita sans tarder, plus abîmé que jamais dans ses réflexions douloureuses. Zadig marchait inquiet, agité, l’esprit tout occupé de la malheureuse Astarté, du roi de Babylone, de son fidèle Cador, de l’heureux brigand Arbogad, de cette femme si capricieuse que des Babyloniens avaient enlevée sur les confins de l’Égypte, enfin de tous les contre-temps et de toutes les infortunes qu’il avait éprouvées. |
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