021 Livre Voltaire Zadig ou la Destinée |
CHAPITRE XII [1]. LE SOUPER. |
Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet
homme en qui habitait la sagesse, le mena à
la grande foire de Bassora, où devaient se
rendre les plus grands négociants de la
terre habitable. Ce fut pour Zadig une
consolation sensible de voir tant d’hommes
de diverses contrées réunis dans la même
place. Il lui paraissait que l’univers était
une grande famille qui se rassemblait à
Bassora. Il se trouva à table, dès le second
jour, avec un Égyptien, un Indien gangaride,
un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, et
plusieurs autres étrangers qui, dans leurs
fréquents voyages vers le golfe Arabique,
avaient appris assez d’arabe pour se faire
entendre. L’Égyptien paraissait fort en
colère. « Quel abominable pays que Bassora !
disait-il ; on m’y refuse mille onces d’or
sur le meilleur effet du monde. — Comment
donc, dit Sétoc ; sur quel effet vous a-t-on
refusé cette somme ? — Sur le corps de ma
tante, répondit l’Égyptien ; c’était la plus
brave femme d’Égypte. Elle m’accompagnait
toujours ; elle est morte en chemin : j’en
ai fait une des plus belles momies que nous
ayons ; et je trouverais dans mon pays tout
ce que je voudrais en la mettant en gage. Il
est bien étrange qu’on ne veuille pas
seulement me donner ici mille onces d’or sur
un effet si solide. » Tout en se
courrouçant, il était prêt de manger d’une
excellente poule bouillie, quand l’Indien,
le prenant par la main, s’écria avec douleur
: « Ah ! qu’allez-vous faire ? — Manger de
cette poule, dit l’homme à la momie. —
Gardez-vous-en bien, dit le Gangaride ; il
se pourrait faire que l’âme de la défunte
fût passée dans le corps de cette poule, et
vous ne voudriez pas vous exposer à manger
votre tante. Faire cuire des poules, c’est
outrager manifestement la nature. — Que
voulez-vous dire avec votre nature et vos
poules ? reprit le colérique Égyptien ; nous
adorons un bœuf, et nous en mangeons bien. —
Vous adorez un bœuf ! est-il possible ? dit
l’homme du Gange. — Il n’y a rien de si
possible, repartit l’autre ; il y a cent
trente-cinq mille ans que nous en usons
ainsi, et personne parmi nous n’y trouve à
redire. — Ah ! cent trente-cinq mille ans !
dit l’Indien, ce compte est un peu exagéré ;
il n’y en a que quatre-vingt mille que
l’Inde est peuplée, et assurément nous
sommes vos anciens ; et Brama nous avait
défendu de manger des bœufs avant que vous
vous fussiez avisés de les mettre sur les
autels et à la broche. — Voilà un plaisant
animal que votre Brama, pour le comparer à
Apis ! dit l’Égyptien ; qu’a donc fait votre
Brama de si beau ? » Le bramin répondit : «
C’est lui qui a appris aux hommes à lire et
à écrire, et à qui toute la terre doit le
jeu des échecs. — Vous vous trompez, dit un
Chaldéen qui était auprès de lui ; c’est le
poisson Oannès à qui on doit de si grands
bienfaits, et il est juste de ne rendre qu’à
lui ses hommages. Tout le monde vous dira
que c’était un être divin, qu’il avait la
queue dorée, avec une belle tête d’homme, et
qu’il sortait de l’eau pour venir prêcher à
terre trois heures par jour. Il eut
plusieurs enfants qui furent tous rois,
comme chacun sait. J’ai son portrait chez
moi, que je révère comme je le dois. On peut
manger du bœuf tant qu’on veut ; mais c’est
assurément une très-grande impiété de faire
cuire du poisson ; d’ailleurs vous êtes tous
deux d’une origine trop peu noble et trop
récente pour me rien disputer. La nation
égyptienne ne compte que cent trente-cinq
mille ans, et les Indiens ne se vantent que
de quatre-vingt mille, tandis que nous avons
des almanachs de quatre mille siècles.
Croyez-moi, renoncez à vos folies, et je
vous donnerai à chacun un beau portrait d’Oannès.
» L’homme de Cambalu, prenant la parole, dit : « Je respecte fort les Égyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Brama, le bœuf Apis, le beau poisson Oannès ; mais peut-être que le Li ou le Tien [2], comme on voudra l’appeler, vaut bien les bœufs et les poissons. Je ne dirai rien de mon pays ; il est aussi grand que la terre d’Égypte, la Chaldée, et les Indes ensemble. Je ne dispute pas d’antiquité, parce qu’il suffit d’être heureux, et que c’est fort peu de chose d’être ancien ; mais, s’il fallait parler d’almanachs, je dirais que toute l’Asie prend les nôtres, et que nous en avions de fort bons avant qu’on sût l’arithmétique en Chaldée. — Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous êtes ! s’écria le Grec : est-ce que vous ne savez pas que le chaos est le père de tout, et que la forme et la matière ont mis le monde dans l’état où il est ? » Ce Grec parla longtemps ; mais il fut enfin interrompu par le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu’on disputait, se crut alors plus savant que tous les autres, et dit en jurant qu’il n’y avait que Teutath et le gui de chêne qui valussent la peine qu’on en parlât ; que, pour lui, il avait toujours du gui dans sa poche ; que les Scythes, ses ancêtres, étaient les seules gens de bien qui eussent jamais été au monde ; qu’ils avaient, à la vérité, quelquefois mangé des hommes, mais que cela n’empêchait pas qu’on ne dût avoir beaucoup de respect pour sa nation ; et qu’enfin, si quelqu’un parlait mal de Teutath, il lui apprendrait à vivre. La querelle s’échauffa pour lors, et Sétoc vit le moment où la table allait être ensanglantée. Zadig, qui avait gardé le silence pendant toute la dispute, se leva enfin : il s’adressa d’abord au Celte, comme au plus furieux ; il lui dit qu’il avait raison, et lui demanda du gui ; il loua le Grec sur son éloquence, et adoucit tous les esprits échauffés. Il ne dit que très-peu de chose à l’homme du Cathay, parce qu’il avait été le plus raisonnable de tous. Ensuite il leur dit : « Mes amis, vous alliez vous quereller pour rien, car vous êtes tous du même avis. » À ce mot, ils se récrièrent tous. « N’est-il pas vrai, dit-il au Celte, que vous n’adorez pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne ? — Assurément, répondit le Celte. — Et vous, monsieur l’Égyptien, vous révérez apparemment dans un certain bœuf celui qui vous a donné les bœufs ? — Oui, dit l’Égyptien. — Le poisson Oannès, continua-t-il, doit céder à celui qui a fait la mer et les poissons. — D’accord, dit le Chaldéen. — L’Indien, ajouta-t-il, et le Cathayen, reconnaissent comme vous un premier principe ; je n’ai pas trop bien compris les choses admirables que le Grec a dites, mais je suis sûr qu’il admet aussi un Être supérieur, de qui la forme et la matière dépendent. » Le Grec, qu’on admirait, dit que Zadig avait très-bien pris sa pensée. « Vous êtes donc tous de même avis, répliqua Zadig, et il n’y a pas là de quoi se quereller. » Tout le monde l’embrassa. Sétoc, après avoir vendu fort cher ses denrées, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadig apprit en arrivant qu’on lui avait fait son procès en son absence, et qu’il allait être brûlé à petit feu. 1) Ce chapitre ne se trouvait pas dans cette histoire lorsqu’elle était intitulée Memnon, en 1747. (G. A.) 2) Mots chinois qui signifient proprement : li, la lumière naturelle, la raison ; et tien, le ciel ; et qui signifient aussi Dieu. (Note de Voltaire.) |
Voltaire Zadig ou la Destinée |