021 Livre
Voltaire
Zadig ou la Destinée
CHAPITRE VIII.
LA JALOUSIE.
 
Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout de son mérite. Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et avec Astarté, son auguste épouse. Les charmes de sa conversation redoublaient encore par cette envie de plaire qui est à l’esprit ce que la parure est à la beauté ; sa jeunesse et ses grâces firent insensiblement sur Astarté une impression dont elle ne s’aperçut pas d’abord. Sa passion croissait dans le sein de l’innocence. Astarté se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisir de voir et d’entendre un homme cher à son époux et à l’État ; elle ne cessait de le vanter au roi ; elle en parlait à ses femmes, qui enchérissaient encore sur ses louanges ; tout servait à enfoncer dans son cœur le trait qu’elle ne sentait pas. Elle faisait des présents à Zadig, dans lesquels il entrait plus de galanterie qu’elle ne pensait ; elle croyait ne lui parler qu’en reine contente de ses services, et quelquefois ses expressions étaient d’une femme sensible.

Astarté était beaucoup plus belle que cette Sémire qui haïssait tant les borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper le nez à son époux. La familiarité d’Astarté, ses discours tendres, dont elle commençait à rougir, ses regards, qu’elle voulait détourner, et qui se fixaient sur les siens, allumèrent dans le cœur de Zadig un feu dont il s’étonna. Il combattit ; il appela à son secours la philosophie, qui l’avait toujours secouru ; il n’en tira que des lumières, et n’en reçut aucun soulagement. Le devoir, la reconnaissance, la majesté souveraine violée, se présentaient à ses yeux comme des dieux vengeurs ; il combattait, il triomphait ; mais cette victoire, qu’il fallait remporter à tout moment, lui coûtait des gémissements et des larmes. Il n’osait plus parler à la reine avec cette douce liberté qui avait eu tant de charmes pour tous deux : ses yeux se couvraient d’un nuage ; ses discours étaient contraints et sans suite : il baissait la vue, et quand, malgré lui, ses regards se tournaient vers Astarté, ils rencontraient ceux de la reine mouillés de pleurs, dont il partait des traits de flamme ; ils semblaient se dire l’un à l’autre : « Nous nous adorons, et nous craignons de nous aimer ; nous brûlons tous deux d’un feu que nous condamnons. »

Zadig sortait d’auprès d’elle égaré, éperdu, le cœur surchargé d’un fardeau qu’il ne pouvait plus porter : dans la violence de ses agitations, il laissa pénétrer son secret à son ami Cador, comme un homme qui, ayant soutenu longtemps les atteintes d’une vive douleur, fait enfin connaître son mal par un cri qu’un redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui coule sur son front.

Cador lui dit : « J’ai déjà démêlé les sentiments que vous vouliez vous cacher à vous-même ; les passions ont des signes auxquels on ne peut se méprendre. Jugez, mon cher Zadig, puisque j’ai lu dans votre cœur, si le roi n’y découvrira pas un sentiment qui l’offense. Il n’a d’autre défaut que celui d’être le plus jaloux des hommes. Vous résistez à votre passion avec plus de force que la reine ne combat la sienne, parce que vous êtes philosophe, et parce que vous êtes Zadig. Astarté est femme ; elle laisse parler ses regards avec d’autant plus d’imprudence qu’elle ne se croit pas encore coupable. Malheureusement rassurée sur son innocence, elle néglige des dehors nécessaires. Je tremblerai pour elle tant qu’elle n’aura rien à se reprocher. Si vous étiez d’accord l’un et l’autre, vous sauriez tromper tous les yeux : une passion naissante et combattue éclate ; un amour satisfait sait se cacher. » Zadig frémit à la proposition de trahir le roi, son bienfaiteur ; et jamais il ne fut plus fidèle à son prince que quand il fut coupable envers lui d’un crime involontaire. Cependant la reine prononçait si souvent le nom de Zadig, son front se couvrait de tant de rougeur en le prononçant, elle était tantôt si animée, tantôt si interdite, quand elle lui parlait en présence du roi ; une rêverie si profonde s’emparait d’elle quand il était sorti, que le roi fut troublé. Il crut tout ce qu’il voyait, et imagina tout ce qu’il ne voyait point. Il remarqua surtout que les babouches de sa femme étaient bleues, et que les babouches de Zadig étaient bleues, que les rubans de sa femme étaient jaunes, et que le bonnet de Zadig était jaune ; c’étaient là de terribles indices pour un prince délicat. Les soupçons se tournèrent en certitude dans son esprit aigri.

Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d’espions de leurs cœurs. On pénétra bientôt qu’Astarté était tendre, et que Moabdar était jaloux. L’Envieux engagea l’Envieuse à envoyer au roi sa jarretière, qui ressemblait à celle de la reine. Pour surcroît de malheur, cette jarretière était bleue. Le monarque ne songea plus qu’à la manière de se venger. Il résolut une nuit d’empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau au point du jour. L’ordre en fut donné à un impitoyable eunuque, exécuteur de ses vengeances. Il y avait alors dans la chambre du roi un petit nain qui était muet, mais qui n’était pas sourd. On le souffrait toujours : il était témoin de ce qui se passait de plus secret, comme un animal domestique. Ce petit muet était très-attaché à la reine et à Zadig. Il entendit, avec autant de surprise que d’horreur, donner l’ordre de leur mort. Mais comment faire pour prévenir cet ordre effroyable, qui allait s’exécuter dans peu d’heures ? Il ne savait pas écrire ; mais il avait appris à peindre, et savait surtout faire ressembler. Il passa une partie de la nuit à crayonner ce qu’il voulait faire entendre à la reine. Son dessin représentait le roi agité de fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres à son eunuque ; un cordeau bleu et un vase sur une table, avec des jarretières bleues et des rubans jaunes ; la reine, dans le milieu du tableau, expirante entre les bras de ses femmes ; et Zadig étranglé à ses pieds. L’horizon représentait un soleil levant pour marquer que cette horrible exécution devait se faire aux premiers rayons de l’aurore. Dès qu’il eut fini cet ouvrage, il courut chez une femme d’Astarté, la réveilla, et lui fit entendre qu’il fallait dans l’instant même porter ce tableau à la reine.

Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à la porte de Zadig ; on le réveille ; on lui donne un billet de la reine ; il doute si c’est un songe ; il ouvre la lettre d’une main tremblante. Quelle fut sa surprise, et qui pourrait exprimer la consternation et le désespoir dont il fut accablé quand il lut ces paroles : « Fuyez, dans l’instant même, ou l’on va vous arracher la vie ! Fuyez, Zadig ; je vous l’ordonne au nom de notre amour et de mes rubans jaunes. Je n’étais point coupable ; mais je sens que je vais mourir criminelle. »

Zadig eut à peine la force de parler. Il ordonna qu’on fît venir Cador ; et, sans lui rien dire, il lui donna ce billet. Cador le força d’obéir, et de prendre sur-le-champ la route de Memphis. « Si vous osez aller trouver la reine, lui dit-il, vous hâtez sa mort ; si vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je me charge de sa destinée ; suivez la vôtre. Je répandrai le bruit que vous avez pris la route des Indes. Je viendrai bientôt vous trouver, et je vous apprendrai ce qui se sera passé à Babylone. »

Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires des plus légers à la course vers une porte secrète du palais ; il y fit monter Zadig, qu’il fallut porter, et qui était près de rendre l’âme. Un seul domestique l’accompagna ; et bientôt Cador, plongé dans l’étonnement et dans la douleur, perdit son ami de vue.

Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d’une colline dont on voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et s’évanouit ; il ne reprit ses sens que pour verser des larmes, et pour souhaiter la mort. Enfin, après s’être occupé de la destinée déplorable de la plus aimable des femmes et de la première reine du monde, il fit un moment [1] de retour sur lui-même, et s’écria : « Qu’est-ce donc que la vie humaine ? Ô vertu ! à quoi m’avez-vous servi ? Deux femmes m’ont indignement trompé ; la troisième, qui n’est point coupable, et qui est plus belle que les autres, va mourir ! Tout ce que j’ai fait de bien a toujours été pour moi une source de malédictions, et je n’ai été élevé au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible précipice de l’infortune. Si j’eusse été méchant comme tant d’autres, je serais heureux comme eux. » Accablé de ces réflexions funestes, les yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort sur le visage, et l’âme abîmée dans l’excès d’un sombre désespoir, il continuait son voyage vers l’Égypte.


1) L’erratum de l’édition de Kehl dit de mettre, un mouvement de retour. On a suivi pour la présente édition le texte de 1747, 1748, etc.
 
Voltaire
Zadig ou la Destinée