021 Livre Voltaire Zadig ou la Destinée |
CHAPITRE VII [1]. LES DISPUTES ET LES AUDIENCES. |
C’est ainsi que Zadig montrait tous les
jours la subtilité de son génie et la bonté
de son âme ; on l’admirait, et cependant on
l’aimait. Il passait pour le plus fortuné de
tous les hommes, tout l’empire était rempli
de son nom ; toutes les femmes le lorgnaient
; tous les citoyens célébraient sa justice ;
les savants le regardaient comme leur oracle
; les prêtres même avouaient qu’il en savait
plus que le vieux archimage Yébor. On était
bien loin alors de lui faire des procès sur
les griffons ; on ne croyait que ce qui lui
semblait croyable. Il y avait une grande querelle dans Babylone, qui durait depuis quinze cents années, et qui partageait l’empire en deux sectes opiniâtres : l’une prétendait qu’il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du pied gauche ; l’autre avait cette coutume en abomination, et n’entrait jamais que du pied droit. On attendait le jour de la fête solennelle du feu sacré pour savoir quelle secte serait favorisée par Zadig. L’univers avait les yeux sur ses deux pieds, et toute la ville était en agitation et en suspens. Zadig entra dans le temple en sautant à pieds joints, et il prouva ensuite, par un discours éloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n’a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite. L’Envieux et sa femme prétendirent que dans son discours il n’y avait pas assez de figures, qu’il n’avait pas fait assez danser les montagnes et les collines [2]. « Il est sec et sans génie, disaient-ils ; on ne voit chez lui ni la mer s’enfuir [3], ni les étoiles tomber [4], ni le soleil se fondre comme de la cire [5] : il n’a point le bon style oriental. » Zadig se contentait d’avoir le style de la raison. Tout le monde fut pour lui, non pas parce qu’il était dans le bon chemin, non pas parce qu’il était raisonnable, non pas parce qu’il était aimable, mais parce qu’il était premier vizir. Il termina aussi heureusement le grand procès entre les mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c’était une impiété de se tourner, en priant Dieu, vers l’orient d’hiver ; les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prières des hommes qui se tournaient vers le couchant d’été. Zadig ordonna qu’on se tournât comme on voudrait. Il trouva ainsi le secret d’expédier le matin les affaires particulières et les générales ; le reste du jour, il s’occupait des embellissements de Babylone : il faisait représenter des tragédies où l’on pleurait, et des comédies où l’on riait ; ce qui était passé de mode depuis longtemps, et ce qu’il fit renaître parce qu’il avait du goût. Il ne prétendait pas en savoir plus que les artistes ; il les récompensait par des bienfaits et des distinctions, et n’était point jaloux en secret de leurs talents. Le soir, il amusait beaucoup le roi, et surtout la reine. Le roi disait : « Le grand ministre ! » la reine disait : « L’aimable ministre ! » et tous deux ajoutaient : « C’eût été grand dommage qu’il eût été pendu. » Jamais homme en place ne fut obligé de donner tant d’audiences aux dames. La plupart venaient lui parler des affaires qu’elles n’avaient point, pour en avoir une avec lui. La femme de l’Envieux s’y présenta des premières ; elle lui jura par Mithra, par le Zend-Avesta, et par le feu sacré, qu’elle avait détesté la conduite de son mari ; elle lui confia ensuite que ce mari était un jaloux, un brutal ; elle lui fit entendre que les dieux le punissaient en lui refusant les précieux effets de ce feu sacré par lequel seul l’homme est semblable aux immortels : elle finit par laisser tomber sa jarretière ; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire ; mais il ne la rattacha point au genou de la dame ; et cette petite faute, si c’en est une, fut la cause des plus horribles infortunes. Zadig n’y pensa pas, et la femme de l’Envieux y pensa beaucoup. D’autres dames se présentaient tous les jours. Les annales secrètes de Babylone prétendent qu’il succomba une fois, mais qu’il fut tout étonné de jouir sans volupté, et d’embrasser son amante avec distraction. Celle à qui il donna, sans presque s’en apercevoir, des marques de sa protection, était une femme de chambre de la reine Astarté. Cette tendre Babylonienne se disait à elle-même pour se consoler : « Il faut que cet homme-là ait prodigieusement d’affaires dans la tête, puisqu’il y songe encore même en faisant l’amour. » Il échappa à Zadig, dans les instants où plusieurs personnes ne disent mot, et où d’autres ne prononcent que des paroles sacrées, de s’écrier tout d’un coup : « La reine ! » La Babylonienne crut qu’enfin il était revenu à lui dans un bon moment, et qu’il lui disait : « Ma reine. » Mais Zadig, toujours très-distrait, prononça le nom d’Astarté. La dame, qui dans ces heureuses circonstances interprétait tout à son avantage, s’imagina que cela voulait dire : « Vous êtes plus belle que la reine Astarté. » Elle sortit du sérail de Zadig avec de très-beaux présents. Elle alla conter son aventure à l’Envieuse, qui était son amie intime ; celle-ci fut cruellement piquée de la préférence. « Il n’a pas daigné seulement, dit-elle, me rattacher cette jarretière que voici, et dont je ne veux plus me servir. — Oh ! oh ! dit la fortunée à l’Envieuse, vous portez les mêmes jarretières que la reine ! Vous les prenez donc chez la même faiseuse ? » L’Envieuse rêva profondément, ne répondit rien, et alla consulter son mari l’Envieux. Cependant Zadig s’apercevait qu’il avait toujours des distractions quand il donnait des audiences, et quand il jugeait ; il ne savait à quoi les attribuer : c’était là sa seule peine. Il eut un songe : il lui semblait qu’il était couché d’abord sur des herbes sèches, parmi lesquelles il y en avait quelques unes de piquantes qui l’incommodaient ; et qu’ensuite il reposait mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le blessait au cœur de sa langue acérée et envenimée. « Hélas ! disait-il, j’ai été longtemps couché sur ces herbes sèches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses, mais quel sera le serpent ? » 1) Ce chapitre n’a été publié qu’en 1775. 2) Allusion aux versets 4 et 6 du psaume cxiii. 3) Versets 3 et 5 du même psaume. 4) Verset 12 du chapitre xiv d’Isaïe. 5) On lit dans l’Exode, xvi, 21 : Cumque incaluisset sol, liquefiebat ; et dans Judith, xvi, 18 : Petræ, sicut cera, liquescent. |
Voltaire Zadig ou la Destinée |