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016 Livre
Des contes et légendes
077 Une volonté d'enfant

Une volonté d'enfant

On était en 1786, une troupe joyeuse d'enfants prenait ses ébats sur la grade place d'un village de la Haute-Vienne, nommé Pierre-Buffière. C'était à la sortie de la classe ; déjà les parties s'organisaient, avec les appels et les cris ordinaires. L'un voulait jouer aux billes, l'autre au cheval fondu, un troisième penchait pour les barres. Une fillette de neuf ans, à l'air déjà très raisonnable, qui passait par là, voulut essayer de les mettre d'accord ; mal lui en prit.
- Holà ! Tiennette ! de quoi te mêles-tu ? cria l'un.
- De ce qui me plaît.
- Va donc plutôt raccommoder ton jupon que tu as déchiré en cherchant des prunelles dans les buissons, au lieu d'aller à l'école.
- Ça, c'est mon affaire et non la tienne, Mathieu.
- Eh bien ! mêle-toi également de ce qui te regarde, clama un troisième, un gros garçon nommé Michel, dont tous les autres avaient peur. Allons, file !
Déjà il avait pris la fillette par les épaules et se disposait à la malmener, lorsque ses camarades lui crièrent :
"Prends garde, Michel, voilà Guillaume !"
Celui qu'on appelait ainsi accourait en effet et, quoique d'apparence plus délicate, se ruant sur le gros garçon, lui criait :
"Veux-tu lâcher Étiennette ! qu'est-ce qu'elle t'a fait ?"
Michel, assailli par le nouveau venu, lâcha la petite, qui se sauva chez elle. C'était tout ce que voulait Guillaume ; pourtant la bataille n'en continuait pas moins, et elle allait devenir générale, lorsqu'une voix cria du bord de la route :"Hé ! voilà un régiment !"
Le silence se fit, comme par enchantement, et l'on entendit en effet les sons d'une marche guerrière.
Bientôt, tout le village fut en émoi. Les femmes du village, surprises au milieu de leur travail, avaient laissé les bêtes en liberté, si bien qu'au bout de quelques minutes, un troupeau de moutons, affolé par le bruit, vint se jeter dans les jambes des chevaux, mettant le désordre dans toute la troupe. Un cheval se cabra et jeta son cavalier par terre, d'une façon si malheureuse qu'en l'aidant à se relever on s'aperçut qu'il avait la jambe cassée en deux endroits.
Une halte fut ordonnée aussitôt, et le chirurgien-major, mettant pied à terre, s'approcha du blessé.
Celui-ci pestait et criait comme un beau diable :
'"Satanés moutons ! me voilà bien. Au moment où une campagne va s'ouvrir, je vais être forcé de rester à l'ambulance, pendant que les camarades seront à la fête.'
- Diable ! dit le chirurgien, son examen terminé, c'est la jambe que je t'ai déjà raccommodée, mon ami, mais cette fois je crois qu'il faudra la coupe.
- Eh bien, dépêchez-vous, major, dit le soldat, et que la besogne soit vite faite."
Sur un signe du chirurgien, quelques soldats transportèrent le blessé dans la première chaumière qui se trouva sur leur chemin, et ils le déposèrent sur un lit.
Les enfants, curieux, comme toujours, suivaient le triste cortège ; mais le chirurgien les empêcha de pénétrer à l'intérieur.
Un seul trouva moyen de s'y glisser ; il est vrai qu'il entrait chez lui. C'était un garçon de huit à neuf ans, aux cheveux blonds, aux yeux très vifs. Il se plaça adroitement près de la table, où se trouvèrent bientôt étalés toute sorte d'instruments, la charpie, les bandes.
Le major, assisté de deux aides, se mit à la besogne, sans avoir remarqué la présence du petit bonhomme.
L'opération faite, sans que l'amputé ait jeté un cri, le chirurgien demanda :
" Des bandes maintenant.
- Les voici," répondit une petite voix.
Tournant la tête, le praticien dit avec humeur :
"Que fait cet enfant ici ? emmenez-le."
- Non, répondit la voix devenue plus ferme, je veux voir jusqu'à la fin.
- Cela t'amuse donc, petit ? demanda le soldat.
- Non, mais cela m'étonne de voir un soldat couper une jambe, sans trembler, et l'autre se laisser faire sans crier."
Cette fois le chirurgien, étonné de la riposte, se retourna et demanda :
"Comment t'appelles-tu, mon garçon ?"
- Guillaume.
- Que fait ton père ?
- Il écrit beaucoup de choses sur des feuilles de papier ; il plante les choux et les salades dans le jardin, et il va aussi ramasser du bois mort dans la forêt. Tout cela fait qu'il n'a pas le temps de s'occuper de moi.
- Hé, voilà bien des choses qui ne s'accordent guère ; enfin, si cela lui rapporte ?...
- Pas grand'chose, puisque maman dit que nous sommes trop pauvres pour payer le maître d'école, et je voudrais tant savoir lire !...
- Que comptes-tu donc faire, lorsque tu sauras lire ?
- Je veux devenir médecin.
- Alors si je t'apprenais à lire, que me donnerais-tu ?
- Rien maintenant, puisque je suis pauvre, mais je vous servirais, je vous obéirais, je préparerais les instruments, les bandes, la charpie. Oh ! je serais si heureux.
- Malheureusement, mon cher petit, tu ne sais pas que, dans une heure, je vais partir très loin, dit le major touché, malgré lui, de cette idée fixe chez un enfant aussi jeune.
- Eh bien, emmenez-moi ! supplia Guillaume.
- Et ton père, et ta mère ? Tu veux donc les quitter ?
- Je reviendrai quand je saurai lire.
- Petit ingrat ! fit une voix derrière l'enfant.
Il se retourna et vit son père qui venait prendre des nouvelles du blessé ; car, ainsi que nous l'avons dit, c'était dans la chaumière du père de Guillaume qu'on avait transporté le soldat. Cet homme était un ancien avocat au parlement ; ayant, pour de graves raisons, dû abandonner sa place, il se trouvait obligé de vivre dans ce village, en plantant lui-même ses choux et ses salades, ainsi que le disait monsieur son fils.
"Major, je vous prie d'excuser le bavardage de cet enfant", dit le nouveau venu.
- Monsieur, dit le chirurgien, votre enfant ne m'a nullement gêné et ses discours m'ont étonné, venant d'un garçon aussi jeune. Je puis me tromper, mais ma conviction est que ce petit vous fera honneur un jour.
"Parlons maintenant, reprit-il, du camarade que je vais être obligé de vous laisser : je suis persuadé que les soins ne lui manqueront pas ; mais vous n'êtes pas riche..."
- Peu importe, monsieur, s'empressa de répondre l'ancien avocat, ce soldat est notre hôte, vous n'avez rien à craindre.
Après quelques recommandations dernières, le major, se tournant vers le jeune garçon, qui ne perdait pas un seul de ses mouvements, lui donna une caresse en lui disant : "Adieu, mon petit Guillaume !"
Il sortit ensuite de la chaumière et se disposait à sauter sur son cheval, tenu en bride par un soldat, lorsqu'il se sentit tiré par son habit. En même temps une petite voix disait :
"Vous savez, monsieur, que c'est convenu, vous m'emmenez avec vous.
- Mais pas du tout, il n'y a rien de convenu, mon petit, je n'ai pas dit oui.
Le major rejoignit le régiment déjà en marche.
Un instant Guillaume demeura immobile sur le seuil ; puis, prenant une résolution soudaine, il dit à mi-voix :
"Adieu, mon père ! adieu, maman !... vous me reverrez quand je serai riche !..."
Et voilà Guillaume de nouveau sur la place du village, passant près de ses petits camarades, sans même les regarder.
Mais il ne tarda pas à être rejoint par une fillette de son âge, qui, l'ayant vu partir, si décidé, courait derrière lui, en criant :
"Guillaume !... Guillaume ! Où vas-tu ? attends-moi, réponds-moi. J'ai à te parler..."
-A quoi bon ? je n'ai pas le temps, ne me retarde pas, Étiennette, je pars loin, loin, adieu !...
Cependant, Étiennette, jetant ses deux bras autour du cou de son petit ami, s'écria à travers ses sanglots :
"O Guillaume, que tu es méchant de me faire tant de peine !... Dis-moi que ça n'est pas vrai, ce que tu viens de dire, que tu ne veux pas partir."
- Rien de plus vrai, au contraire ; j'en ai assez d'être pauvre et de rester ignorant... et maintenant, adieu ! laisse-moi. Aie bien soin de ma mère ; va tous les matins la voir, faire ses commissions.
- Je te le promets !
Lorsque l'enfant disparut au tournant du chemin, Étiennette, à bout de courage, n'essaya pas de le poursuivre ; s'asseyant sur le talus de la route, elle cacha sa figure dans son tablier et se mit à pleurer à chaudes larmes.
Les deux enfants, étant voisins, avaient été élevés ensemble, absolument comme frère et sœur. Leurs jeux étaient communs, et que de fois Guillaume avait pris, ainsi qu'on l'a vu, la défense de la fillette contre les méchants garçons du village.
Guillaume avait le cœur gros en la quittant, mais il avait continué de courir et avait rejoint le major.
"Comment ! c'est toi, petit, que me veux-tu encore ?" dit celui-ci en le reconnaissant.
-Je veux vous suivre, ne me repoussez pas !...
- Voilà un enfant qui a de la volonté, ce sera un homme, remarqua un officier ; il mérite que l'on s'intéresse à lui.
Le chirurgien réfléchissait.
"Bah ! je n'ai pas de famille, dit-il enfin, cette bonne action me tente... Allons ! viens, petit !... Qu'on l'aide à monter en croupe derrière moi. Je m'arrangerai pour faire prévenir ses parents."
Lorsque Guillaume fut installé près de son nouvel ami, celui-ci reprit :
"J'espère bien que si je t'apprends à lire, de ton côté tu apprendras à m'aimer un peu ?"
-Oh ! pour ça, je le sais déjà, répliqua l'étonnant petit homme.
Le major n'eut jamais à regretter ce bon mouvement.
Guillaume, mis au collège par ses soins, fit des progrès surprenants. Ce n'était pas un enfant ordinaire ; pour lui, les obstacles n'existaient pas ; il voulait arriver et il arriva, car il avait la décision qui fait tout surmonter.
Maintenant voulez-vous savoir le nom de cet enfant ? Il s'appelait Guillaume Dupuytren, et il fut l'un de nos plus célèbres chirurgiens français.

L. HAMEAU - 1906