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016 Livre
Des contes et légendes
156 Une histoire de revenants

Une histoire de revenants

Me Loustalou, notaire à Saint-Laurent-en-Roussillon, possédait, non loin de la ville, une jolie maison de plaisance, qu’il ne pouvait plus arriver à louer, parce qu’elle passait pour être hantée, la nuit, par des fantômes.
M. Loustalou fit faire de minutieuses recherches et exerça lui-même une très active surveillance, sans pouvoir découvrir la provenance des bruits que, presque toutes les nuits, on entendait très distinctement. Cependant, malgré son échec, il ne se découragea pas. Pour stimuler le zèle des chercheurs, il promit cinq cents francs à celui qui pourrait le mettre sur le chemin de la vérité ; et, le soir du jour où cette offre fut connue, il reçut la visite d’un commerçant de la ville, nommé Pardillac, qui lui dit sans préambule :
« Est-il vrai que vous donneriez cinq cents à celui qui viendrait vous apprendre ce qui se passe dans votre maison de campagne ?
- Parfaitement, répondit M. Loustalou. Sauriez-vous quelque chose, par hasard ?
- Pas encore, mais cela ne tardera guère, promit Pardillac avec assurance. Facilitez-moi seulement l’accès de cette maison à toute heure de jour et de nuit, en m’en confiant les clefs, et, s’il s’y passe réellement quelque chose d’anormal, je ne serai pas long à le découvrir, soyez-en bien certain. »
M. Loustalou ayant consenti, Pardillac rentra chez lui l’air très satisfait. Ce Pardillac habitait seul une grande maison sise dans la grande rue, et tenait un commerce des marchandises les plus disparates, entassées là, on ne savait pas trop comment car, si on en voyait quelquefois sortir, nul n’aurait pu affirmer en avoir jamais vu entrer. Mais, pour aussi mystérieux que fussent les agissements de cet homme, tout le monde savait qu’il était d’une avarice sordide, ne serait-ce que par la manière dont il traitait sa nièce Nanette, petite orpheline de douze ans environ, à qui il donnait à peine de quoi ne pas mourir de faim, tout en employant, sans ménagements, aux plus pénibles travaux. On était convaincu que, pour de l’argent, cet homme était capable de tout ; aussi, lorsqu’on connut qu’il s’était mis sur les rangs pour toucher la prime promise à celui qui découvrirait le mystère qui planait sur la maison hantée, on pensa que la vérité ne tarderait pas à être proclamée.
Grande fut la désillusion lorsque, au bout de huit jours, on apprit que les bruits persistaient et que Pardillac avouait être dans l’impossibilité de découvrir leur provenance.
« J’y renonce ! Finit-il par dire. Je ne suis pas superstitieux, et cependant je commence à croire qu’il y a de la magie là-dessous.
- du moment que Pardillac n’insiste pas davantage pour gagner les cinq cents francs, c’est que, décidément, ce qui se passe dans la maison hantée restera insoluble », disait-on en réponse à l’aveu d’impuissance du commerçant.
Tel n’était pourtant pas l’avis d’un jeune écolier de quatorze ans environ nommé Sulpice Estagel. Sulpice était fils de douanier, et les histoires qu’il avait si souvent entendu raconter par son père lui avaient appris que les revenants n’existent que dans l’imagination des gens peureux, et qu’avec du sang-froid, du courage et du raisonnement, on pouvait arriver à établir, plus ou moins facilement, il est vrai, que les choses d’apparence mystérieuse ont presque toujours des causes parfaitement explicables.
« Mais au fait, se dit-il un jour, pourquoi n’essaierais-je pas, moi, de savoir la vérité ? »
Il ne vit là, tout d’abord, qu’une satisfaction d’amour-propre : réussir où tant d’autres avaient échoué ; puis l’idée de toucher la prime promise par M. Loustalou vint faire tomber ses dernières hésitations ; cinq cents francs ! N’y avait-il pas là de quoi ranimer et affermir la santé de sa bonne grand’mère, avec laquelle il vivait depuis qu’il était orphelin.
Bien décidé, il attendit avec impatience que les vacances de Pâques, toutes proches, lui permissent de commencer ses investigations.
Sur ces entrefaites, il apprit la compétition de Pardillac, et cela lui causa un violent dépit. Il se vit frustré d’une victoire, qu’il se croyait assurée, par le seul homme qu’il détestât au monde ; car il détestait cet homme, non qu’il eût contre lui des griefs personnels, mais à cause des mauvais traitements qu’il faisait subir à sa nièce, dont lui, Sulpice, était l’ami d’enfance, et qu’il aimait comme sa propre sœur.
« Si, au moins, se disait-il, l’argent que va lui rapporter cet exploit pouvait servir à améliorer seulement un peu le sort de la pauvre Nanette… Mais, non ! Cet homme sans cœur continuera à marchander à sa nièce le pain que pourtant elle gagne si rudement. »
Ces tristes pensées l’absorbaient tellement que, certain soir qu’il avait mené sa chèvre Noiraude sur la route, pour lui faire brouter l’herbe fine et les feuilles tendres dont les haies commençaient à se couvrir, Sulpice ne s’aperçut pas que le capricieux animal avait franchi le fossé et le petit talus du jardin potager, en face duquel il s’était assis sur un tas de cailloux.
« Enfin ! Cria soudain une voix rageuse, je t’y prends à faire saccager mon jardin par ta maudite bête. Cette fois, le flagrant délit n’est pas douteux, je pense ; tu ne le nieras pas ? »
Sulpice s’était dressé, effrayé, en reconnaissant son ennemi.
« Je vous demande pardon, monsieur Pardillac, balbutia-t-il.
- Comédie inutile, fit Pardillac en haussant les épaules, je ne suis pas de ceux qu’on apitoye avec des jérémiades. Je te préviens que je garde ta chèvre, jusqu’à ce que tu m’aies indemnisé des dégâts qu’elle a commis.
- Garder Noiraude ? S’écria l’enfant alarmé ; vous voulez garder Noiraude ? Mais vous savez bien, monsieur Pardillac, que son lait est indispensable à la santé de ma grand’mère ?… Rendez-la moi, je vous en supplie.
- Non ! Fit Pardillac, impitoyable. Si tu l’avais mieux surveillée, tu n’aurais pas maintenant à déplorer sa perte. Je te la rendrai contre vingt-francs, pas avant. »
Sur ces mots, il s’éloigna en entraînant le chèvre, malgré les efforts désespérés que la pauvre bête faisait pour rejoindre, son maître.
« C’est bien ! Se dit Sulpice en les voyant disparaître, demain, je vous les donnerai, vous vingt francs, monsieur Pardillac. Mais, après, quand nous serons quittes, si je peux me venger de vous…, ah ! Comme je le ferai avec plaisir ! »
Sulpice pensa donc d’abord à délivrer sa chèvre, à cause de sa grand’mère ; il lui fallait donc chercher et trouver, sans plus tarder, le secret de la maison hantée. La nuit venue, vers neuf heures, il se munit d’une lanterne, d’une boîte d’allumettes, sortit sans bruit de sa maisonnette, et s’élança hardiment dans la nuit sombre…
Lorsqu’il revint, minuit était déjà sonné depuis longtemps. Il pénétra doucement dans la chaumière, s’assura avec précaution que sa grand’mère ne s’était pas aperçue de son absence, gagna sa chambre et se coucha en murmurant :
« Oui, monsieur Pardillac, non seulement la Noiraude sera ici demain, mais encore je crois bien que je tiens ma vengeance. »
Le lendemain, s’étant éveillé plus tard que d’habitude, et pensant soudain au déjeuner que sa grand’mère devait attendre avec impatience, il s’habilla et descendit en courant. En arrivant sur le seuil de la cuisine, il s’arrêta surpris et ému, en voyant la bonne vieille assise au coin de la cheminée, à sa place habituelle, en train de boire un grand bol de lait mousseux, que venait de lui apporter son amie Nanette.
« C’est du lait de Noiraude, lui dit-elle tout bas ; je l’ai apporté en cachette, et, si je peux, ce soir, je recommencerai.
- Merci, Nanette, répondit Sulpice ; mais la Noiraude sera de retour ici, tout à l’heure, et j’espère bien qu’elle ne nous quittera plus, car le seul homme dont grand’mère et moi puissions craindre la méchanceté sera, dans quelques heures, mis en prison.
- Qui donc sera lis en prison ? Interrogea Nanette, étonnée.
- Ton oncle, chère Nanette, s’écria Sulpice ; et j’en éprouve une grande joie, pour toi surtout, qui n’auras plus à subir ses mauvais traitements.
- Mon oncle, en prison ? » répéta Nanette, abasourdie.
Puis, dans une explosion de larmes :
« Il ne faut pas qu’il y aille, Sulpice, fit-elle, il serait trop malheureux.
- Hé ! Fit Sulpice, n’a-t-il donc pas assez mérité de l’être à son tour. D’ailleurs, je voudrais le sauver que je ne le pourrais pas.
- Essaie, Sulpice, essaie, je t’en prie, implora Nanette. Il t’a fait du mal, je le sais ; pardonne-lui, par amitié pour moi.
- Mais, murmura Sulpice stupéfait, tu oublies donc que, pour me redonner ma chèvre, ton oncle exige que je lui remette vingt francs, et que, pour avoir cette somme, je dois raconter ma visite à la maison hantée, et fournir la preuve de la comédie qui s’y joue depuis si longtemps, comédie dans laquelle ton oncle a précisément le principal rôle.
- Je t’assure, Sulpice, murmura Nanette, que, si mon oncle va en prison, j’en aurai une grande peine. »
En la voyant si affligée, Sulpice en fut bouleversé.
« C’est bien ! Dit-il, après avoir réfléchi ; il pourra se sauver lui-même, s’il le veut, je te le promets. »
Et tous en se dirigeant vers la demeure de Pardillac, il se promit bien, par exemple, d’obtenir de son ennemi l’assurance formelle qu’à l’avenir, celle à qui il devait sa grâce serait traitée avec plus d’égards.
« Bonjour ! Dit-il en entrant dans la boutique d’un air délibéré ; je viens vous demander si vous voulez me rendre ma chèvre.
- Volontiers, as-tu vingt-francs ?
- Non ! Mais j’ai mieux que cela : une histoire de faux revenants, qu’en échange je vous conterai.
- Hors d’ici, mauvais plaisant ! S’écria Pardillac en colère. Va porter ailleurs tes sornettes.
- Mes sornettes ? Fit Sulpice avec un étonnement feint ; mais, monsieur Pardillac, je ne vous parle pas de revenants ; il est question de faux revenants, c’est-à-dire de gens en chair et en os comme moi et… vous, monsieur Pardillac. Je les ai vus, comme je vous vois, monsieur Pardillac ; je les ai vus dans une cave, creusée sous la cave même de la maison de M. Loustalou. Ils étaient trois, en train de se livrer à leur petit trafic de contrebande, car ces revenants ne sont que de vulgaires contrebandiers, qui se rendent en cet endroit par un souterrain qui aboutit tout près d’ici, dans un champ inculte, qui précisément vous appartient. Croyez-vous, monsieur Pardillac,que, lorsque M. Loustalou connaîtra le nom du chef de ces contrebandiers… ?
- Qu’en digne fils de gabelou, tu dois avoir hâte d’aller dénoncer, n’est-ce pas ? Interrompit Pardillac méprisant.
- Mon père était douanier, s’écria Sulpice indigné, il ne dénonçait pas, il poursuivait les fraudeurs et les arrêtait au péril de sa vie ; et, plus tard, j’espère marcher sur ces traces, dussè-je, comme lui, laisser ma vie dans une embuscade dressé par de misérables lâches. »
Puis, d’un ton plus calme, il reprit :
« Non ! Je ne le dénoncerai pas, parce que son arrestation causerait trop de peine à une petite fille que j’aime comme ma sœur. M. Loustalou saura néanmoins la vérité, et les marchandises qu’il trouvera dans le sous-sol de sa maison de campagne, en l’indemnisant des pertes qu’il a subies depuis deux ans, l’éclairciront sur la nature des bruits que l’on entendait sans pouvoir en expliquer la provenance ; et ainsi sera détruite cette légende absurde.
« Pour moi, termina Sulpice, je ne veux que ma chèvre. Rendez-la moi. »
Pardillac s’exécuta, heureux au fond d’en être quitte à si bon marché, et la peur le rendit sans doute sage, puisque Sulpice n’eut plus jamais maille à partir avec lui. M.Loustalou, prévenu par un avis anonyme, fit combler les souterrains, et rétablit ainsi la bonne réputation de sa demeure.
Sulpice ne réclama jamais la prime ; la santé de sa grand’mère, assurée par le retour de la Noiraude, et le bonheur reconquis de sa chère petite amie Nanette lui parurent, sans doute, des récompenses suffisantes.

A. HESSE
 
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