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042 Un conte du vieux temps Conte |
Un conte du vieux temps Mes petits amis, approchez de moi sans crainte, bien que je sois un vieillard à grande barbe blanche, et que je porte une faux avec laquelle se fauchent toutes les œuvres des hommes quand elles sont parvenues à leur maturité. Vous êtes de gentils bébés, vous êtes encore loin de ce moment, et la nouvelle année que vous inaugurez sera suivie de nombre d'autres, avant que vous entrevoyiez au-dessus de votre lit l'ombre de cette faux. Pour le moment, je la place à mes côtés et je la surveille de manière que vous ne puissiez pas vous blesser en jouant avec elle. Vous savez que je suis vieux, très vieux. J'ai assisté à la naissance du monde, j'ai vu le firmament se dérouler tout d'un coup comme un rideau de théâtre, et déployer autour du monde nouveau-né un manteau royal semé de millions de pierres précieuses. Alors, j'étais tout jeune, et je parcourais la terre avec le ravissement d'un enfant auquel on a donné un magnifique joujou. Car ce monde, c'était bien un peu de moi qu'on l'avait fait. Je vieillis peu à peu. Mon corps était toujours aussi droit, mon pas aussi léger, mon regard aussi perçant, mais j'avais appris bien des choses, entre autres celle-ci, que je vais vous apprendre à mon tour, mes jeunes amis, car elle rendra quelques-uns d'entre vous riches, d'autres heureux, d'autres puissants : cette chose importante, mes enfants, c'est que le temps est le seul moyen de bien faire tout ce que vous entreprenez. Appelez-moi quand vous allez prendre une décision importante, et je vous arrêterai un instant sur le chemin où vous devez vous engager et courir. Rappelez-vous ce vers d'un de vos grands poètes Le Temps n'épargne rien de ce qu'on fait sans lui. J'assistai à la naissance des premiers hommes, à leurs crimes, à leurs malheurs. Je vis naître dans l'ouest lointain les premières cités, qui bientôt devinrent d'immense et magnifiques entassements d'édifices somptueux, et ce fut alors que l'on commença à soupçonner ma puissance : on me nomma Belus, on m'éleva un temple et on me fit des sacrifices. De là, mon culte passa en Phénicie, en Grèce et à Rome, où je fus toujours considéré comme un Dieu. Mais on fit sur moi les contes les plus ridicules, on me représenta sous les symboles les plus grotesques ; on me donna, par exemple deux têtes dont l'une regarde le passé, l'autre l'avenir, comme si le présent n'était qu'un point entre deux abîmes. Les habitants de Faléries me représentèrent même avec quatre têtes pour regarder les quatre coins cardinaux. Les Grecs me nommèrent Chronos et m'accusèrent d'avoir mangé mes enfants. Cela n'est point une calomnie : je détruis tout ce que j'ai produit : c'est par moi que disparaissent les œuvres qui ont, grâce à moi, bravé une longue suite de siècles. Mes petits amis, je reviendrai vous voir l'année prochaine et pendant bien d'autres années encore ; et quand vous ne serez plus là, ce seront vos neveux, vos petits-neveux, vos arrière-petits-neveux qui se réuniront autour de moi pour écouter mes histoires ou mes conseils. Car je suis éternel, et je survivrai à la destruction de ce monde lui-même, qui sait ? Peut-être pour m'ennuyer sur ses ruines, ou pour y voir ressusciter la vie et la jeunesse. Alors, mes petits amis, vous serez bien loin et je me dirai avec un sentiment de regret : où sont ces jolis bébés, qui, serrés à mes pieds pendant un de plus beaux jours de l'année 1891, se demandaient entre eux : Quel est et d'où vient cet étrange vieillard qui malgré sa longue barbe blanche, a l'air si puissant et si jeune ? C'est le Temps, mes amis, et voilà des milliers d'années qu'il surprend la même question sur les lèvres des enfants et des hommes. MARTINEZ |