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016 Livre
Des contes et légendes
212 Un chinois pour rire

Un chinois pour rire

Dans la ville de Haarlem, en Hollande, vivait, il y a environ cinquante ans, un riche armateur nommé Van der Bloom, vieux célibataire, excellent homme au fond, mais possédé d'une manie qui faisait le désespoir de son neveu Henri Pieters, lequel était son unique héritier. Van der Bloom éprouvait une véritable passion pour la Chine, ses habitants et ses produits. Dès qu'il s'agissait d'enrichir sa collection de magots ou de potiches, il dépensait, sans compter des sommes extravagantes. Tout ce qui venait du Céleste Empire lui semblait infiniment supérieur aux choses Européennes ; aussi passait-il les meilleurs instants de la journée à boire du thé dans une tasse de vieille porcelaine, assis sur ses talons, au milieu des curiosités de son musée.
Henri aurait bien voulu voir son oncle reporter sur lui un peu de l'attachement qu'il avait pour ses mandarins de bronze et ses figurines d'ivoire, car le vieux collectionneur le laissait végéter dans un modeste emploi, au lieu de l'aider à fonder une maison de commerce, ce qui était l'espoir et l'ambition du jeune homme.
Coûte que coûte, il résolut de dégoûter pour jamais l'oncle Van der Bloom de la Chine et des Chinois. A cet effet, il se jaunit le visage avec du safran, modifia ses yeux à l'aide d'un crayon, cacha sa chevelure sous un faux crâne poli comme un œuf d'autruche et orné d'une longue queue de cheveux postiches.
Puis, s'étant affublé chez un costumier de ces vêtements bizarres que l'on remarque ordinairement sur les personnages qui ornent les paravents, il se fit annoncer chez l'armateur sous le nom significatif de Kapou-taï. Grâce à son aspect et à ce nom exotique, il reçut, comme bien vous pensez de l'oncle Van der Bloom l'accueil le plus flatteur. L'excellent homme lui montra ses bibelots avec complaisance, lui offrit l'hospitalité et le pria d'agir sous son toit comme chez lui.
Le faux habitant du Céleste Empire profita aussitôt de la permission pour mettre tout sens dessus dessous dans la maison. Il changea l'heure des repas, commanda à la cuisinière affolée un bon rôti de chien et du potage aux nids d'hirondelles, à la mode de Pékin.
"Du chien ! ça ne se mange pas en Hollande !... protesta l'armateur de Haarlem.
- Du chien ! on n'en vend pas au marché, affirma Brigitte, le cordon-bleu.
- Comment ! vous êtes donc des sauvages ? s'exclama Kapou-taï... Je saurai bien en trouver, reposez-vous sur moi de ce soin."
Van der Bloom courba la tête. Cette façon de l'initier à la civilisation chinoise lui semblait déjà désagréable.
L'excellent homme, qui, étant d'humeur paisible, avait horreur des discussions, se réfugia au milieu de son cher bric-à-brac, tandis que le nouveau venu, agissant comme chez lui, selon la permission du maître, bouleversait la cuisine, envoyait la bonne chez le droguiste acheter des condiments inconnus dans ces parages, des poudres dont elle ne pouvait parvenir à prononcer les noms, et surveillait en connaisseur la cuisson d'un rôti étrange qu'il s'était procuré nul ne savait où.
En même temps, on constatait la disparition du toutou favori de la maison, un certain Azor, très remarquable par sa gentillesse et sa façon de se mettre "au port d'armes" pour obtenir un morceau de sucre.
Aussitôt que la nappe fut prête, on prévint l'armateur qu'il eût à se mettre à table au plus vite, car monsieur le Chinois mourait de faim, et il n'aimait pas attendre.
"Attaquez donc cette tranche de chien, et vous m'en direz des nouvelles, fit le visiteur, de son air le plus aimable. C'est un morceau de roi !
- Merci, répondit Van der Bloom, j'aimerais mieux autre chose.
- Ah ! je le vois, vous avez des préjugés, comme tous des barbares... C'est ainsi que nous vous nommons, en Chine.
- Barbare ou non, je préfère me contenter de pain et de fromage."
Sans autrement s'occuper des grimaces de dégoût que son hôte s'efforçait de dissimuler, Kapou-taï fit honneur au rôti. Au moment où l'on enlevait les débris du repas, Van der Bloom mit de côté les os dans une assiette.
"Où est donc Azor, demanda-t-il à la servante, pourquoi ne dîne-t-il pas avec nous comme d'habitude ? Il se régalerait, lui qui aime les os... Vous lui donnerez ceux-ci."
Brigitte qui pressentait l'horrible vérité, éclata en sanglots.
"N'est-ce pas un toutou à poils gris que vous désignez par ce nom poétique ? interrompit le Chinois.
- Précisément, c'est mon favori, l'animal le plus tendre...
- Très tendre, en effet ; je suis de votre avis.
- Que voulez-vous dire ?
- Dame ! Il n'a pas dîné avec nous, mais nous avons dîné avec lui.
- Hein ?
- Voilà tout ce qu'il en reste, dit froidement Kapou-taï, en désignant la pièce de résistance, que la cuisinière baignait de ses larmes."
L'armateur avait une préférence marquée pour les Chinois, mais il aimait encore mieux son chien. En apprenant la mort et la cuisson de cet humble ami, il se mit dans une colère épouvantable.
"Misérable, s'écria-t-il, en brandissant sa canne, tu m'as appelé sauvage et barbare, tu as failli mettre le feu à ma cuisine ; mon cordon-bleu menace de quitter mon service à cause de toi, et, par-dessus le marché, tu as assassiné mon fidèle compagnon, un chien que je n'aurais pas vendu pour son pesant d'or... Sors de chez moi, ou sinon...!"
Le faux habitant du Céleste Empire ne se le fit pas dire deux fois. Sans attendre les coups de bâtons dont on le menaçait, il s'enfuit pour ne plus reparaître.
Ce soir-là, Henri Pieters, ayant repris son aspect ordinaire, vit faire visite à son oncle, qui le reçut avec une affabilité inaccoutumée.
"Tu me vois occupé à dresser le catalogue de mes chinoiseries, lui dit le bon homme. Je vais tout faire vendre aux enchères. Je ne veux plus rien conserver de ce qui peut me rappeler la race jaune. J'en ai par-dessus la tête !"
L'adroit neveu l'approuva de tout son cœur, et depuis ce jour, il devint l'hôte assidu, le favori de son riche parent, qui finit par apprécier comme elles le méritaient ses aimables qualités.
Ce fut seulement un peu plus tard, quand il se sentit sûr de son affection qu'Henri osa lui avouer à quel ingénieux stratagème il avait eu recours, afin de le guérir de son penchant pour les Chinois.
En lui faisant cette confidence, il lui rendit Azor, qu'il avait jusque-là caché chez lui, se contentant de le remplacer à la broche par un quartier d'agneau.
L'oncle reconnut sa folie, combla de caresses son chien et le neveu, assura l'avenir de ce dernier, et ne regretta jamais les magots dont il s'était débarrassé.

Achille MELANDRI - 1899
 
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