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016 Livre
Des contes et légendes
046 Tirer le diable par la queue
Conte

Tirer le diable par la queue

Dans le pays albigeois, il existait autrefois une abbaye de l'ordre de Saint-Bernard, l'abbaye de Bellecelle. Aux premiers temps de sa fondation, ce monastère était aussi pauvre qu'honnête ; or, il était excessivement honnête ; devinez s'il était pauvre.
La cuisine des frères se ressentait de cette pénurie apostolique. Les repas étaient toujours maigres, alors même qu'ils étaient gras, et la portion congrue de chaque moine était fort incongrue. Or l'établissement comptait vingt-quatre moines. Il en serait venu un vingt-cinquième qu'il eût été une bouche inutile et qu'il eût déploré à jeun l'allusion mensongère du proverbe : Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois.
La distribution de la part qui revenait à chaque Bernardin s'opérait d'une manière bizarre. Dans un coin du réfectoire, au rez-de-chaussée, s'ouvrait un guichet à hauteur d'appui. A ce guichet se tenait attaché un cordon qui recevait une sonnette posée dans la cuisine du premier étage. A chaque appel le frère servant déposait une portion dans un tour, qui, au moyen d'une manivelle assez semblable à celle de la Bibliothèque Royale, le descendait sans encombre au réfectoire.
Selon la mode de cette époque, où les queues des bêtes servaient de poignée à frapper les portes, sous la qualification de tiroir à huis, une queue de mouton était fichée au guichet par où sortait en fractions la subsistance quotidienne des moines.
La vérité de cette histoire nous autorise à trahir le méfait d'un gros chien noir de berger qui vagabondait dans le voisinage. Ce chien, fort éclairé, mal blanchi et pas du tout nourri chez son maître, courait le monde pour étudier les mœurs et les cuisines des environs. Un certain soir il se glissa dans notre abbaye et avisa le stratagème au moyen duquel les frères du couvent se procuraient leur subsistance. Le chien croisa les pattes et réfléchit.
Il réfléchit en tapinois tout le temps que les moines dînèrent ; puis quand tout le monde fut parti, le chien, guidé par son flair encore plus que par son raisonnement, se dirigea vers la corne d'abondance d'où il avait vu sortir tant de choses. Plus rien : la porte était close. Le pauvre animal lécha les abords intérieurs et même, tant il était affamé, il s'accrocha à la poignée du vasistas, c'est-à-dire à la queue de mouton.
Miracle ! la porte cède, le guichet s'ouvre, la sonnette babille et aussitôt un dîner, fumant encore, tombe du ciel. Le chien s'en empare, fait franche lippée, et s'en retourne chez lui.
Qui fut bien penaud ? Certes ce fut le frère Pacôme, le jardinier, quand il arriva un instant après réclamer sa pitance : drelin, drelin, pas de réponse ; din, din, drin ! Maudit cuisinier, je briserai ta sonnette !
Rien ne descendait. Ce que voyant, Pacôme monta.
- Frère Arsène, dit-il, voilà dix minutes que je sonne !
- Et dix minutes que je demande pourquoi.
- Pourquoi ?
- Oui, pourquoi ? repris sans se déranger de son repas le frère cuisinier.
- Par Saint-Bernard ! mais pour obtenir mon dîner.
- Juste Dieu ! Combien vous en faut-il donc ? interrompit l'autre en se levant. Mon frère, réprimez votre voracité antichrétienne et rappelez-vous que parmi les péchés capitaux on compte la gourmandise.
- Vous en parlez fort à votre aise devant cette morue à la bénédictine.
- De l'envie ! Autre péché capital, ajouta le dîneur entre deux coups de dent.
- Frère cuisinier, je vous ordonne de me servir sur l'heure.
- Ah ! de l'orgueil, maintenant. C'est le premier de tous, poursuivit frère Arsène avec un flegme inébranlable.
- Faudra-t-il vous y contraindre ? continua Pacôme de plus en plus exaspéré.
- Mon ami, vous tombez dans la colère, observa doucement le cuisinier.
- Puisqu'il en est ainsi, travaille qui voudra le jardin.
- Bon, la paresse, il ne manquait plus que celui-là.
- Pourquoi vous échauffez ainsi ? Après tout cela ne me regarde point. Réclamez à la communauté et le prieur décidera s'il faut vous donner double ration.
- Comment, double ration ! lorsque vous m'en refusez une seule, la mienne ?
- La vôtre ; mais il y a une heure que je vous l'ai servie sur votre demande. J'y ai même ajouté un plat de pruneaux bouillis, pro regulae indulgentia.
- Faites-moi grâce de votre latin de cuisine.
- C'est tout ce qu'il me reste à vous offrir pour le moment.
- Nous verrons, je vais me plaindre à l'abbé.
- Allez en paix, mon frère, ainsi soit-il.
L'abbé, saisit de la question, ordonna une enquête, fit comparaître le portier, et condamna frère Pacôme à une semonce en quatre points, le prévenant que son juge serait beaucoup plus sévère en cas de récidive.
Le lendemain, le jardinier s'attarda de nouveau pour cause d'un sarclage pressant, et notre chien usurpa la place de son dîner.
Frère Pacôme sonna derechef, sans le moindre résultat, et se résigna, crainte de pire aventure. Son ventre serré jetait les hauts cris. Le surlendemain, même désappointement.
Ma foi, pour le coup, le jardinier n'y tint plus. Après un mûr examen, il se jugea victime de quelque sortilège et augura que l'esprit malin était seul capable de lui jouer des tours de cette nature. Donc, après le repas de la communauté, frère Pâcome, armé d'une faucille, se blottit sous la longue table du réfectoire pour surveiller la disparition subreptice de sa collation.
Les ténèbres grandissaient déjà et peuplaient la solitude de cette vaste salle, quand le guetteur entendit un bruit de pattes derrière lui. Pacôme se sentit saisir par le frisson de la peur, qu'il surmonta d'un signe de croix, divinement bien tracé. Un instant après, il vit se glisser une forme noire dans la direction du guichet. La frayeur est la mère la plus créatrice dont s'inspire l'imagination, et celle-ci, multipliée par celle-là, fit clairement voir à Pacôme des cornes au front, du feu dans les yeux et des ongles ardents aux pattes innocentes de l'animal.
Plus de doute, c'est Lucifer, pensa Pacôme, et s'armant d'un courage que la faim seule pouvait suggérer, le jardinier s'élança sur l'animal en criant : - Vade retro Satanas ! et il donné au hasard un grand coup de sa faucille.
Le monstre poussa un cri de rage, d'effroi, de douleur et disparut ; mais sa queue était demeurée à la bataille, il avait mangé l'autre. Cet esclandre mit toute la communauté en émoi ; de toutes parts on accourait au réfectoire, et Pacôme triomphant, montra cette infernale queue comme pièce justificative de sa victoire et de son abstinence, et sur l'heure, en présence de l'assemblée, il la cloua en guise de trophée au milieu du guichet, sous le nom de Queue du diable.
L'abbaye de Bellecelle devint riche par la suite, et fit beaucoup d'aumônes en nature ; tous les jours ce guichet livrait passage à la nourriture d'un certain nombre de mendiants ; mais comme ce régal était loin d'être exquis, les pauvres n'y revenaient qu'à la dernière extrémité ; c'est pourquoi ils appelaient l'exercice de cette ressource suprême : Tirer le diable par la queue.

THOMAS