016 Livre Des contes et légendes |
150 Propre à rien |
Propre à rien Personne n'était plus connu des habitants de la rue de Charonne que le fils du "père Lucas", le petit Luc, comme on l'appelait, quand on parlait de lui gentiment, ou "propre à rien" si on voulait caractériser sa vocation. Mais on aurait pu aussi le surnommer "propre à tout", car il n'était rien qu'il ne fût capable de faire, à condition seulement que cela entrât dans sa petite idée. Il était évident, pour quiconque regardait cette tête ébouriffée, au front bombé, aux yeux vifs, aux joues un peu pâlottes, qu'on rencontrait dans ce camarade-là un type de gavroche assez réussi. On ne s'étonnait pas d'apprendre de la bouche des concierges combien il avait déjà cassé de cordons de sonnettes, attaché de vieilles casseroles à la queue de chiens errants, ou fait exécuter de plongeons dans un baquet aux greffiers (chats) imprudents qui se laissaient caresser par lui. Ce pauvre petit Luc avait cependant bien bon cœur. Ses espiègleries n'avaient pas l'ombre d'une intention méchante. Il fallait, pour le juger, voir comment il conduisait par la main sa tante infirme, la seule parente qui prit soin depuis plus de deux ans qu'il était orphelin. Hélas ! oui, orphelin. Il n'était pas né depuis quinze jours quand sa mère mourut, et son père, brave ouvrier maçon, huit ans plus tard, se brisa les reins, en tombant d'un échafaudage. Rapporté chez lui sur un brancard, à peine le père Lucas eut-il la force, avant d'expirer, d'embrasser son fils, en lui répétant une dernière fois le conseil favori qui s'échappait souvent de son cœur paternel : "Sois toujours honnête, mon enfant, et fais ce que tu voudras." Ces paroles incrustées dans la jeune âme du petit Luc grandissaient avec lui, comme des lettres qui, fortement gravées dans le bois vif, se développeraient avec l'arbre. * * * - Comment ! tu oses revenir ici sans ta boîte, misérable ! Après vingt-quatre heures d'absence ! rôdeur, paresseux, propre à rien, VOLEUR ! - Oh ! monsieur, non, non, je ne suis pas un voleur. Ce n'est pas moi le voleur, je ne sais pas qui le l'a prise, la boîte, s'écria le petit Luc en suppliant et sanglotant éperdument. - Mais enfin, où étais-tu ? que faisais-tu, comment pareille chose a-t-elle pu t'arriver ? Explique-toi, mauvais drôle ! - Eh bien ! voilà, j'étais en train de faire une partie de billes avec des copains, au milieu des démolitions de la rue du Louvre ; j'avais donné ma boîte à garder à un petit, là tout près, et je n'ai plus revu ni le petit ni la boîte. Il aura été attiré par quelqu'un et volé, bien sûr, en un moment. - Tu m'en contes, sans doute, mais nous verrons cela. Pourquoi n'es-tu pas revenu immédiatement ? - Parce que j'ai couru comme un fou, partout, ne sachant plus que faire... j'ai passé la moitié de la nuit dehors... Ce disant, le petit Luc, affreusement pâle, se tordait de désespoir ; mais le gros homme, son patron, tout rouge de fureur, celui qui venait de l'interpeller si violemment, ne pensait qu'à son argent perdu et au moyen de le retrouver. - Allons ! viens avec moi chez le commissaire, hurla-t'il, en saisissant le petit Luc par le bras et l'entraînant. Au sortir du commissariat où ils venaient tous les deux de faire leur déposition, le patron dit au petit Luc : - Va-t-en, tâche de retrouver tes camarades d'hier, surtout le petit à qui tu avais confié la boîte, et reviens bientôt, ou sinon je te fais arrêter par la police, comme un voleur que tu es, probablement. * * * Le cœur tout serré par les dernières injonctions et les soupçons insultants de son patron, entendant sans cesse retentir à son oreille le terrible mot de voler, subitement accolé pour la première fois à son vieux mais innocent sobriquet de "propre à rien", il s'en allait à pas lents, la tête basse, le long de la rue de Rivoli, qu'il remonta depuis la place du Palais-Royal jusqu'à la rue du Louvre. Il errait machinalement au milieu de la foule qui entourait le bureau des omnibus lorsqu'il aperçut près du ruisseau un porte-monnaie crasseux et usé qu'il poussa du bout du pied. A son grand étonnement une pièce blanche s'en échappa. Il ramassa, le tout s'éloigna sans que personne l'eût seulement remarqué. Cette vieille bourse hors d'usage, de même que le vil coffret de zinc du bijoutier, recélait, qui l'aurait cru, une assez grande quantité du plus précieux et du plus néfaste des métaux. Dix louis d'or tout luisants tombèrent dans la main du petit Luc. Quelle fut alors sa première pensée ? - Le pauvre diable qui a perdu cela doit être bien en peine ; c'est un pauvre, évidemment, se dit-il ; un riche n'abuserait pas à ce point de la durée d'un porte-monnaie, qui d'ailleurs, n'aurait pas été encrassé de la sorte dans la poche d'un bel habit. Quoi qu'il en soit, je n'ai qu'une chose à faire, c'est de le porter à la Préfecture de police qui n'est pas bien loin. Le penser, le dire et le faire, ce ne fut pour lui qu'un seul mouvement. Il sortait si radieux du bureau, où les employés l'avaient vivement complimenté de sa franche honnêteté, qu'il en avait tout à fait oublié sa propre mésaventure et la honte qui l'accablait une heure auparavant. Il tenait son reçu des deux mains, le lisait et le relisait quand il se heurta dans le couloir à une grosse personne qui se hâtait en sens inverse. - Tiens, c'est toi, petit Luc ? Et que fais-tu ici ? Tu as perdu quelque chose ? dit avec volubilité la bonne femme, qui paraissait être une cuisinière. - Mais non, madame Jargot, je n'ai rien perdu, au contraire, c'est-à-dire... si...(à ce moment lui revint le souvenir cuisant de son malheur) mais ce n'est pas pour ça que je suis venu, c'est pour apporter un porte-monnaie que j'ai trouvé avec 200 francs dedans. - Deux cents francs dedans ? Mais c'est peut-être bien le mien que j'ai perdu tout à l'heure, et qu'on m'a dit de venir réclamer ici en cas qu'il ait été déjà déposé ! Le patron m'avait donné cet argent, ce matin, pour payer les fournisseurs ! Le petit Luc et la cuisinière rentrèrent au bureau. C'était bien cela. Pas d'erreur ! - Oh mon brave petit Luc, viens que je t'embrasse, dit l'excellente femme avec attendrissement ; je t'emmène tout de suit à la maison. Nous raconterons cette rencontre au patron, qui était hors de luis quand je lui ai appris que j'avais perdu ses 200 francs. Le patron de la mère Jargot, vieille amie de la tante du petit Luc, était un revendeur de bijoux d'occasion et de reconnaissances du mont-de-piété, établi rue de Rambuteau. C'était lui qui avait conseillé au petit Luc d'apprendre le métier de bijoutier et qui l'avait placé en apprentissage. A peine entré dans la boutique du revendeur, l'attention du petit Luc fut attirée sur le comptoir par un bracelet brillant. Il prend l'objet, l'examine : - Ça vient de chez nous, ce bracelet-là, j'en avais hier plusieurs du même modèle dans ma boîte. Comment est-il arrivé ici ? - Je l'ai acheté tout à l'heure, à un monsieur qui me l'a apporté, dit le patron. - Et il ne vous a pas offert autre chose ? - Si, un bague que voilà. - Encore de chez nous ! et de ma boîte ! Pas de doute, ce monsieur est mon voleur ou un de ses complices. - Ton voleur ? demanda avec étonnement le patron de la mère Jargot. En quelques mots, tout s'expliqua. Le petit Luc courut chez son patron, le voleur fut signalé à la police, arrêté le lendemain. - Tous les objets contenus dans la boîte furent successivement retrouvés chez différents bijoutiers de Paris et des environs. L'honnêteté avait sauvé l'honneur du "propre à rien". "Sois honnête toujours et fais ce que tu voudras." Joseph DELBREIX |
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