016 Livre Des contes et légendes |
029 Origine du médecin malgré lui Conte |
Origine du médecin malgré lui Jadis fut un vilain (on appelait ainsi dans le bon vieux temps tous les habitants des campagnes) qui, à force d'avarice et de travail, avait amassé quelque bien. Cependant, il ne songeait pas à se marier. Ses amis et ses voisin lui en faisaient souvent des reproches : ils se chargèrent de lui trouver une compagne. C'était une jeune demoiselle noble et belle mais fort pauvre, ce qui engagea ses parents à la donner au paysan enrichi. Ce mariage ne fut pas heureux. Le mari devint jaloux et colère ; il battait sa femme au moins trois fois par semaine, et de sa rude et lourde main lui appliquait sur la joue de tels soufflets que la marque des cinq doigts y resta imprimée. La pauvrette ne savait que pleurer et se désoler, et, comme elle avait bon cœur, elle pardonnait toujours au méchant, qui promettait chaque fois de se corriger de sa brutalité. Pourtant les semaines se passaient et le paysan continuait son train de vie, en sorte que la dame se tourmentait l'esprit pour trouver un bon moyen de mettre son mari à la raison. Le hasard la servit à souhait. Un jour, comme elle se désespérait, entrèrent chez elle deux messagers montés chacun sur un cheval blanc : à ce signe, elle reconnut qu'ils appartenaient au roi, et leur donna gîte. En leur apprêtant à manger, bientôt elle apprit d'eux qu'ils cherchaient un médecin habile pour guérir la fille du roi qui, depuis huit jours, avait une arête dans le gosier, sans qu'on eût pu l'en délivrer : "La princesse ne mange ni ne dort, ajoutèrent les messagers, et souffre des douleurs incroyables ; le roi, qui se désespère, nous a dépêchés pour lui amener quelqu'un capable de guérir sa fille : s'il la perd, il en mourra. - N'allez pas plus loin, reprit la dame, j'ai l'homme qu'il vous faut, grand médecin plus expert qu'Hippocrate et Galien. - O ciel ! se pourrait-il, et ne nous trompez-vous pas ? - Non, je vous dit la pure vérité : mais le médecin dont je vous parle est un fantasque, qui a particulièrement le travers de ne vouloir point exercer son talent ; et je vous préviens que si vous le battez fortement, vous n'en retirerez aucun parti. - Oh ! s'il ne s'agit que de battre, nous battrons, il est en bonnes mains : dites-nous seulement où il demeure. La dame alors leur enseigne un champ où labourait son mari, et leur recommande le point important. Ils s'arment d'un bâton et piquent vers le vilain, le saluent au nom du roi, et le prient de les suivre. - Pourquoi faire ? dit-il - Pour guérir sa fille. Le manant répondit qu'il savait conduire la charrue, et que si le roi avait besoin de ses services en ce genre, il les lui offrait, mais, pour la médecine, il protesta sur sa conscience qu'il n'y entendait rien. - Je vois, dit l'un des cavaliers, que nous ne réussirons pas avec des compliments. - Aussitôt tous deux mettent pied à terre, et frappent à qui mieux mieux sur le dos du prétendu médecin. Le paysan se récrie, mais n'étant pas le plus fort, il promet d'obéir. Le roi était dans la plus grande inquiétude sur l'état de sa fille. Le retour et le récit des messagers lui rendent l'espérance. Il conduit le vilain devant la princesse et lui ordonne de la guérir. Le pauvre diable se jette à genoux et jure par tous les saints du paradis qu'il ne sait pas un seul mot de médecine. Le monarque fait un signe, et une grêle de coups pleuvent aussitôt sur les épaules du vilain. "Grâce ! grâce, s'écrie-t-il, je la guérirai, sire, je la guérirai." La princesse était devant lui, pâle, mourante, la bouche ouverte ; elle lui montra le siège et la cause du mal, tandis qu'à ses côtés on lui montrait le bâton. Il n'y avait donc pas à balancer. "Le mal est dans le cou, se dit-il, si je puis la faire rire, l'arête sortira peut-être, essayons." Il demanda qu'on alluma un grand feu, et qu'on le laissât seul avec la princesse. Tout le monde retiré, il la fait asseoir, puis il s'étend le long du feu, et, simulant toutes les manières du singe, le voilà qui de ses ongles noirs et crochus commence à se gratter et à s'étriller la peau, en faisant des contorsions et des grimaces si plaisantes que la princesse, malgré ses douleurs, ne peut y tenir. Elle part tout à coup d'un bruyant éclat de rire, et de l'effort qu'elle fait l'arête lui saute hors de la bouche. Il la ramasse, court à la porte et s'écrie d'un ton doctoral : - Sire, la voici ! Les caresses du roi et de riches présents furent la récompense du vilain. Il voulut ensuite retourner à sa chaumière ; mais il fallut rester : une foule de courtisans se présentèrent dans l'espoir d'être guéris. Notre homme refuse, le bâton est levé de nouveau, et lui de promettre de guérir tout le monde jusqu'à la dernière servante. Mais comment faire ? C'était difficile. Resté seul avec les malades, il leur parla ainsi : "Mes amis, je ne sais qu'un moyen de vous rendre la santé ; c'est de choisir le plus malade d'entre vous, de le jeter dans le feu, et quand il sera consumé, de prendre les cendres pour les faires avaler aux autres. Le remède est violent j'en conviens, mais il est sûr, et je réponds après cela de votre guérison sur ma tête. Voyons, qui est le plus malade ?" Alors il se met en devoir de les interroger ; mais tous se lèvent aussitôt avec précipitation, et, se disant guéris, se hâtent de fuir. Débarrassé par cette ruse de son rôle de docteur, le vilain ne resta pas longtemps à la cour ; et, de retour au village, il était si bien corrigé que sa femme n'eut plus qu'à se louer de la courtoisie de son mari. Cette aventure, fort ancienne, passa de bouche en bouche, et de siècle en siècle, jusqu'à ce que Molière, le premier des auteurs dramatiques de la France, en fît le sujet d'une de ses excellentes comédies. LE VIEUX CONTEUR |