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016 Livre
Des contes et légendes
138 Les trois métiers de Jeannet

Les trois métiers de Jeannet

Ce soir-là, Clodoche le sabotier appela ses trois fils et leur tint ce langage :
"J'ai beau clouer tout le jour des sabots, je ne peux arriver à gagner ma vie et la vôtre. Les hommes ne veulent pas reconnaître l'importance d'avoir les pieds chaussés, puisqu'ils me donnent si peu d'argent en échange des beaux sabots que je fais. Du reste, il n'est pas juste que vous viviez sans travailler. Partez donc chercher fortune à travers le monde. Je tâcherai d'oublier, au bruit de mon marteau, le chagrin de votre départ."
Et les trois fils, ayant embrassé leur père, s'en allèrent sur la route.
Or, Jeannet, le plus jeune, qui était de beaucoup le plus intelligent, était détesté à cause de cela des deux aînés.
Aussi quand ils furent seuls, loin de la maison de Clodoche, ceux-ci se mirent-ils à jeter des pierres à leur frère, et ils le chassèrent en l'obligeant à prendre un autre chemin.
"Il n"a que quinze ans, pensèrent-ils, jamais il ne saura se débrouiller, et nous en serons débarrassés."
Jeannet, bien triste, poursuivit sa route. Il marcha plusieurs jours et, au bout de ce temps, l'air retentit autour de lui d'un bruit de clairons et de tambours. C'était une armée qui allait à la guerre.
"Où vas-tu petit homme ? dit le tambour-major, qui marchait en tête.
- Je cherche fortune, répondit Jeannet
- Alors, viens avec nous. Tu verras de grandes batailles, et tu entreras derrière moi dans les villes prises.
Jeannet apprit donc le métier de soldat. Il n'eut point trop de peine, car il était brave de son naturel. Il sut bientôt manier l'arquebuse et l'épée.
Or, l'armée se trouvait arrêtée par une forteresse d'une hauteur extrême. Les ennemis, cachés derrière les créneaux, exterminaient les assaillants. On allait livrer un dernier combat.
"Il faudrait poser cette échelle contre la forteresse, dit le général, mais qui osera s'en approcher assez ?"
Jeannet saisit l'échelle et s'élança le premier à l'assaut. Il parvint à la place au bon endroit et la gravit en premier. Ses compagnons le suivirent et, grâce à lui, la forteresse fut prise.
La guerre se termina ; Jeannet quitta l'armée. Quand il prit congé de son général, celui-ci lui dit :
"Certes, tu as été un bon soldat, et pour te remercier je vais te faire un cadeau. Prends cette échelle de cordes en souvenir de celle qui t'a servi à monter à l'assaut de la forteresse, et mets-la sur ton dos. Un enchanteur me l'a donnée pour la remettre au plus vaillant. Toutes les fois que tu la jetteras contre un mur, si haut qu'il soit, elle te permettra d'atteindre le sommet.
Jeannet prit l'échelle, dit adieu au général et s'éloigna.
Il atteignit bientôt une grande ville, et là il s'engagea comme apprenti chez un tailleur. Il travailla et apprit à faire des vêtements.
Or, le gouverneur de la ville, qui allait se marier, fit annoncer qu'il donnerait une riche récompense au maître tailleur qui lui apporterait le plus bel habit pour le jour de ses noces.
Le tailleur chez qui Jeannet était apprenti était très triste : la vieillesse avait affaibli sa vue, et il ne pourrait tenter de remporter le prix.
Mais Jeannet travailla tant et si bien que l'habit qu'il cousu de ses mains fut jugé le plus beau de tous et que son maître fut vainqueur. Un an s'était écoulé ; Jeannet, las de la vie sédentaire, se décida à repartir.
Le vieux tailleur, pour le remercier, lui donna en récompense des ciseaux.
"Garde-les précieusement, ajouta-t-il, car ils sont enchantés, et ils pourront, entre tes doigts, couper la pierre et le fer aussi facilement que la soie ou le drap."
Jeannet mit les ciseaux dans sa poche et continua son voyage.
Il passa devant un vieux château solitaire où vivait un astrologue qui, justement, était devant sa porte, en train de rêver.
"Arrête, dit-il à Jeannet, en le voyant passer. Veux-tu étudier avec moi la marche des astres ? J'ai précisément besoin d'un élève. Je compose une carte du ciel où seront toutes les planètes : tu m'aideras. Entre : tu verras comme la science est une belle chose."
Jeannet vécut encore là un an, et il travailla avec l'astrologue. Ce fut lui qui dressa la carte du ciel, car l'astrologue était distrait, et il confondait les étoiles les unes avec les autres. Jeannet découvrit même une comète que son maître cherchait en vain depuis très longtemps.
Cependant, malgré les supplications de ce dernier, il résolut de reprendre le chemin du logis de son père.
Comme il partait, pour le remercier, l'astrologue lui donna une lunette merveilleuse qui permettait de voir à une distance extraordinaire et à travers les corps opaques.
"Tous ces cadeaux ne font pas vivre leur homme, pensa Jeannet. Mon père ne sera guère content quand il me verra revenir avec des ciseaux, une échelle et une lunette."
Comme il arrivait près de la maison du sabotier, il apprit que la fille du roi avait été enlevée par un puissant génie, qui l'avait conduite dans une tour d'une hauteur prodigieuse, bâtie au milieu de la mer, où il la gardait nuit et jour. La main de la princesse était promise à celui qui la délivrait.
Jeannet résolut de tenter l'aventure. Il apprit qu'une foule de gens de toute condition étaient partis dans le même but et n'étaient jamais revenus. Mais cela ne l'effraya pas ; il prit un petit bateau et se mit à ramer dans la direction qu'on lui avait indiquée.
Il rama tout un jour, et à la tombée du soir il aperçut, au loin une ombre énorme qui se profilait dans le ciel. C'était la tour du génie.
"Jamais je n'arriverai à délivrer la malheureuse princesse, se dit-il, cette tour est trop haute !"
Pourtant il eut l'idée de l'examiner avec la lunette de l'astrologue. Et il vit, à travers les pierres dont elle était construite, la fille du roi, qui était très belle et très triste.
Il vit aussi le génie, qui était affreux à voir et qui dormait dans la grande pièce où la princesse était enchaînée.
Jeannet rama encore, arriva au pied de la tour : il jeta son échelle contre la pierre que battaient les flots.
L'échelle grandit d'elle-même et atteignit au sommet de la tour, où le jeune garçon fut en un instant. Il descendit un escalier ténébreux et pénétra dans la salle où était la princesse et le génie.
Celui-ci s'éveilla au bruit qu'il fit, et il allait frapper Jeannet de sa baguette, quand notre héros se souvint à temps des ciseaux de son ancien maître le tailleur. Il les prit et, d'un seul coup, il fit tomber la tête du génie qu'il précipita dans la mer. Puis il trancha aussi aisément les chaines de la princesse, et il la fit descendre dans sa barque.
La princesse passa au doigt de Jeannet son anneau pour le remercier. Mais la mer était agitée, les ténèbres épaisses, et il fallait regagner le rivage. tous les deux s'y employèrent de toutes leurs forces. Enfin, la barque toucha terre au lever du jour.
Le premier pêcheur qu'ils rencontrèrent connaissait la jeune fille, et il s'écria :
"Grand Dieu ! la fille du roi est délivrée !"
Et le bruit se répandit si vite dans le pays qu'on sut l'aventure avant qu'ils ne fussent arrivés au palais, où le monarque fit aussitôt préparer une grande fête pour les recevoir ; tous les gentilshommes et les dames revêtirent leurs plus beaux atours.
Mais comme, après un si long voyage, Jeannet était fort mal vêtu, on lui refusa l'entrée du château. Il ne s'embarrassa pas de si peu et, bousculant le grand chambellan, il entra de force en s'écriant :
"Place ! place ! Je suis le fils de Clodoche, le sabotier, et je ramène la fille du roi."
Quelque temps après, le vieux sabotier Clodoche, revêtu d'un bel habit, sortait de chez lui plein de joie. Il allait assister aux noces de son fils Jeannet et de la princesse. Il ne devait plus jamais faire de sabots que pour se distraire. Quant aux deux autres fils, on n'en entendit plus jamais parler, et comme ils étaient méchants et paresseux, nul ne s'en inquiéta dans le pays, si ce n'est cependant Clodoche, qui les pleura longtemps, car il avait un excellent cœur.
Les aventures de Jeannet devinrent célèbres. Le peuple se réjouit d'avoir un prince habile dans tous les métiers, qui pouvait être également soldat, savant ou tailleur.
Et les pères, contant cette histoire à leurs enfants, ajoutaient à la fin :
"Tu vois, mon fils, peu importe l'état que l'on choisit ; on réussit toujours quand on est actif et laborieux : soldat, on gagne des batailles ; savant, on découvre des choses merveilleuses ; modeste artisan, on est utile à ses concitoyens, en les chaussant si l'on est sabotier, en les habillant si l'on est tailleur. Et l'on épouse toujours la fille du roi, ce qui veut dire, plus simplement, que l'on trouve le bonheur en faisant bien son devoir."

Maurice MAGRE
 
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