016 Livre Des contes et légendes |
223 Les melons de Coucourdan |
Les melons de Coucourdan Vous n'auriez pas trouvé, dans toute la riche contrée de Cavaillon, où les melons sont si justement célèbres, ni en nulle autre contrée au monde, une plus belle melonnière et, partant, de plus beaux melons, que celle de Coucourdan. Mais aussi, où eussiez-vous trouvé un jardinier plus soigneux pour ses melons que Coucourdan lui-même ? On eût dit, en vérité, que ces honnêtes cucurbitacées étaient conscientes des soins passionnés que le bonhomme leur prodiguait et qu'elles s'efforçaient de croître en arôme et en miel pour lui témoigner leur reconnaissance de sa culture, que dis-je ? De son culte fervent ! Aussi Coucourdan vendait-il ses melons tant et tel prix qu'il voulait. Vous n'allez pas croire que c'était seulement pour la vente que Coucourdan apportait tout d'ardeur au développement de ces fruits, ah ! que non pas ! Coucourdan, que voulez-vous était gourmand, et surtout de melons ; voilà pourquoi, ne les trouvant jamais assez savoureux, assez sucrés, il améliorait sans cesse les produits de son jardin. Par un des premiers soirs de l'été dernier, Coucourdan, dans sa melonnière, contemplait d'un œil paterne ses melons, dont un été précoce et sec semblait vouloir hâter la maturité. La journée avait été torride et les melons, étalés dans le terrain meuble, exhalaient déjà une bonne odeur capiteuse et musquée. Les narines du bonhomme se dilatèrent et humèrent avec volupté cet arôme exquis. "Ah ! ah ! se disait Coucourdan avec une joie gourmande, nous allons pouvoir nous régaler de bonne heure cette année !" Avisant deux melons énormes et dorés, à l'écorce rebondie et craquelée de fines arabesques, sa main experte sonda leurs flancs encore chauds du soleil de juillet. "C'est pour demain ! fit-il allègrement. M. le juge paix m'en a déjà offert cent sous des deux ; mais serait-il juste que mes premiers melons fussent pour d'autres que Coucourdan. Hé ! je me moque bien de ton écu, juge !" Et déjà il se pourléchait à l'idée du festin qu'il s'en promettait. Or, le lendemain matin, jugez de la stupéfaction de Coucourdan, lorsque, s'étant rendu à sa melonnière, il s'aperçut que ses deux melons caressés et convoités la veille avaient disparu ! "Ah ! pour celle-ci, en voilà une qui compte ! grogna-t-il. Ces satanés rats ! Oh les gourmands ! oh les gueux !" Mais, après examen, il dut convenir que les rongeurs incriminés n'étaient pour rien dans le méfait, car ces animaux, qui ne peuvent pourtant emporter dans leur trou des melons de quatre et six livres et plus, mangent ce fruit sur la plante ; or, l'examen révéla clairement à Coucourdan que ses deux pauvres melons avaient été bel et bien coupés, non sans adresse même. De plus, les écorces éparses dénotaient : premièrement, que le coupable n'appartenait pas au genre animal ; deuxièmement, que c'était bel et bien un être humain ; et, troisièmement, que cet être humain avait impudemment dévoré ses victimes sur place, en toute quiétude. Coucourdan songea aux voisins ; mais, c'étaient tous d'honnêtes gens et fort à l'aise ; quelque passant, peut-être ?... Mais son jardin était enclos ! Enfin, à bout de suppositions et de conjectures, le bonhomme se gratta la tête et, de là, porta tout naturellement ses mains sur un gros melon qu'il venait de voir, tout roux, et juste à point pour le lendemain. Cela parut le consoler, et il renvoya son festin au jour suivant. Ah ! ouitche. Le lendemain, Coucourdan, accouru dès l'aube à ses melons, vit, avec une surprise doublée de fureur, que le pillard nocturne avait encore visité sa melonnière ! Dans une rage extrême, le malheureux jurait, pestait, menaçait ! Ah ! si son voleur se fût trouvé là, qu'en eût-il fait, grand Dieu ! qu'en eût-il fait ? Enfin, en parcourant son verger, soigneusement abrité des atteintes du mistral par de hautes et sombres haies de cyprès, Coucourdan constata que ses melons mûrissaient à l'envi. Ca et là, il sarclait, émondait, échenillait à mesure avec soin, tout en murmurant de sourdes imprécations. "Et tout cela, grommelait-il, tant de peines, de soins pour qu'un filou, un... assassin !vienne me manger mes melons ? Nous verrons bien ! Pris d'une soudaine résolution, le bonhomme rentra, détacha d'un clou, où il rouillait, un vieux fusil qu'il frotta, récura, chargea. Puis, la nuit venue, il s'embusqua derrière une haie de son verger et, déterminé à tout, l'oeil et l'oreille au guet, il attendit. Il attendit longtemps, bouillant d'impatience de châtier le coupable, frémissant au plus faible murmure, à la moindre bise... rien ! Les crapauds et les grillons en leur langage se disaient "Que fait-il, le grand Coucourdan, dans l'herbe jusqu'au menton ?" Les escargots écarquillaient dans sa direction leurs longues cornes et les belles-de-nuit du jardin disaient aux papillons nocturnes : "Allez donc voir ce que fait Coucourdan, là bas, derrière la haie, et revenez nous le dire." Et Coucourdan guettait, le point ferme sur son fusil, l'œil aux aguets, les dents serrées. Enfin le jour parut, sans que rien d'anormal fût venu davantage troubler la quiétude de l'aube, qui ouvrit sur Coucourdan ses yeux candides. Néanmoins notre homme passa encore la nuit suivante à l'affût et, comme il ne vit pas non plus le moindre maraudeur, il pensa que son voleur s'était enfin lassé ; lassé lui-même de monter la garde au lieu de dormir, il occupa son lit la nuit qui suivit. Mais voilà que le lendemain matin - n'était-ce pas vraiment infernal ! - Coucourdan qui avait, au saut du lit, couru à ses melons, constata avec une douleur exaspérée que le maraudeur avait repris ses incursions dans sa melonnière. Il était encore volé ! "Monstre de coquin de sort !" gémit le pauvre Coucourdan. Après s'être beaucoup lamenté et gratté la tête, le bonhomme parut soudain saisi d'une lumineuse inspiration. Il alla fureter dans le hangar où il serrait ses outils et en ressortit bientôt, tenant triomphalement deux énormes pièges à blaireaux. "Ah , ah ! disait-il, cette fois, je le tiens, le voleur, je le tiens !" Coucourdan plaça, bien dissimulés sous les larges feuilles rampantes, les deux pièges de chaque côté du melon le plus beau et le mieux à point, après quoi il se frotta joyeusement les mains d'un air vainqueur. Le soir, Coucourdan s'endormit tranquille, persuadé qu'il tenait enfin son voleur. Il le tenait, en effet !... ... Minuit sonne lentement et gravement au village. Tout dort dans la ferme. Au dehors, sous la clarté bleue de la lune, une ombre furtive, rasant les haies, se glisse, d'un pas dénotant la connaissance parfaite des lieux vers la melonnière de Coucourdan. Les crapauds et les grillons se taisent, interdits ; les escargots braquent leurs yeux vers l'intrus, et les belles-de-nuit haussent leurs têtes curieuses pardessus la barrière de roseaux qui les enclot et disent aux papillons : "Encore lui ?" Arrivée parmi les melons, l'ombre, sans hésiter, se penche, cherche, tâte, puis arrache hardiment le plus beau de tous. Soudain, l'ombre pousse un cri, un horrible cri de détresse qui déchire le silence nocturne ; le maraudeur avait mis le pied sur un des pièges, il était pris ! La lune, qui s'était cachée comme pour se voiler la face devant le forfait, s'échappant alors de son nuage, éclaira la figure épouvantée de... de Coucourdan ! Coucourdan lui-même ! Son melon en mains, et la mine ahurie ! C'était lui son propre voleur ! Mais comment ? Eh, parbleu ! Coucourdan était... somnambule, et, préoccupé tout le jour, cette année plus que jamais, par ses melons, troublé jusqu'en ses rêves par la gourmandise, le bonhomme se levait la nuit et, tout endormi, il se rendait à sa melonnière pour manger ses melons. Lorsque, complètement réveillé par la douleur, et après s'être copieusement gratté la tête... et aussi la jambe où le contact du piège se faisait sentir, Coucourdan put rassembler ses idées et comprendre son cas, il partit d'un franc rire. Alors, s'étant débarrassé de sa douloureuse entrave, Coucourdan retourna à son lit, non sans avoir, par compensation, dévoré le délicieux melon cueilli dans cette étrange aventure. Seulement, pour ne plus courir le risque de s'enrhumer dans ses sorties nocturnes, Coucourdan, à dater de cette nuit mémorable, cueillit chaque soir son melon le plus beau et le plus parfumé et le plaçait près de son lit, avant de se coucher. Et, naturellement, au matin de chaque lendemain, il n'en restait plus que les graines et l'écorce. Ah ! ce sont de fameux melons que les melons de Coucourdan ! YMER -1912 |
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