016 Livre
Des contes et légendes
184 Les étrennes de Suzanne

Les étrennes de Suzanne

Le 31 décembre, Mme de Puyjalou attendait la visite de sa filleule Suzanne, qui n'avait jamais manqué de venir ce jour-là embrasser sa marraine et lui apporter tous ses voeux pour l'année qui allait commencer.
Comme d'habitude, en marraine qui connaît ses devoirs, Mme de Puyjalou avait préparé ses étrennes. C'était, cette année, une belle poupée en robe rose, et qui avait été achetée d'aprés les désirs de Suzanne et suivant ses goûts, que Mme de Puyjalou lui avait demandés sans en avoir l'air et sans que la petite fille se doutât de rien.
Après tout, ne se doutait-elle de rien ?
Quoiqu'il en soit, cette poupée avait été choisie pas trop grosse, pour qu'on pût l'emporter facilement, et, ce qui avait été plus difficile à trouver, elle n'avait pas une tête énorme ni l'air bête : Suzanne tenait beaucoup à la physionomie de ses poupées. Elle était en outre habillée avec soin, de la couleur favorite de Suzanne, et Mme de Puyjalou jouissait d'avance du plaisir qu'elle allait faire, lorsqu'on lui apporta à elle-même un cadeau : une grande boîte de marrons glacés. Et l'idée lui vint de faire une surprise à sa filleule au lieu de lui donner simplement la poupée.
Elle enveloppa celle-ci, la cacha au fond de la boîte, et la recouvrit soigneusement de bonbons. Lorsque Suzanne, une jolie enfant de huit ans, brune avec de grands yeux bleus et des cils noirs, fut venue avec sa mère, après les embrassements et les souhaits de fête, Mme de Puyjalou lui dit :
"A ton âge, on n'est pas encore habituée à ne recevoir que des vœux pour le jour de l'an, et l'on encore les bonbons ; en voici donc une grande boîte que j'avais préparé pour toi. S'ils ne sont pas tous mangeables, tu les garderas en souvenir de moi.
- Je suis sûre qu'ils seront très bons et lui feront grand plaisir," se hâta de dire la mère de Suzanne, ennuyée de l'air désappointé de sa fille et désirant que Mme de Puyjalou ne pût s'en apercevoir.
Mais celle-ci l'avait bien remarqué et s'en amusait.
"La pauvre petite fille, pensait-elle, espérait mieux que des marrons ; mais elle aura une plus grande joie en trouvant sa poupée lorsqu'elle n'y comptera plus."
Suzanne remercia gentiment, comme si elle n'avait pas espéré mieux. Le premier moment passé, elle s'était dit qu'il serait fort impoli de laisser voir qu'elle n'était pas satisfaite, et qu'un cadeau mérite toujours de la reconnaissance, quel qu'il soit. Et, à tout dire, à huit ans, c'est une consolation de manger des marrons glacés, et Suzanne espérait bien manger les siens. Mais ni les espérances de la marraine, ni celles de la filleule ne devaient se réaliser ce jour-là. Quand la mère de Suzanne eut vu sur la boîte le nom de Siroteux, le célèbre confiseur, elle ne permit pas d'y toucher et la serra soigneusement en disant :
"Ton père doit justement porter des marrons glacés à Mme Valentin, la femme de son chef de bureau ; ceux-ci sont d'une bonne marque. Ils feront parfaitement et économiquement l'affaire.
- Et moi ? hasarda timidement Suzanne.
- Toi ? tu n'auras que trop d'occasions de manger de ces choses-là tous ces jours-ci.
- Mais ce sont mes étrennes ; si tu les donnes, je n'aurai rien eu de ma marraine.
- Et quand tu les auras mangés, qu'est-ce que tu auras de plus ? Que veux-tu ? Nous ne sommes pas assez riches pour nous nourrir de marrons glacés de chez Siroteux, qui, après tout, ne valent pas mieux que les autres. Et puis ne fais pas la moue, tu sais que je n'aime pas ça et comment je la fais passer."
Le lendemain, le père de Suzanne, en faisant sa tournée de visites, ne trouva pas Mme Valentin chez elle, et il y déposa la boîte de marrons avec sa carte. Lorsque cette dame la vit en rentrant avec ses deux grandes filles, elle regarda la marque de la boîte, et elle s'écria :
"Des marrons de chez Siroteux, ils ne se refusent rien, c'est ridicule. Étant peu fortunés, ils feraient mieux d'employer plus utilement leur argent.
- Cependant, dit l'aînée des filles, ils n'eût pas été convenable de leur part de vous envoyer un sac sans nom, comme les Dumirail.
- Les Dumirail ont manqué de savoir-vivre, mais bah on donnera leur sac à la cuisine, il faut bien que les domestiques aient eux aussi quelque gourmandise aujourd'hui. Mais les acheter chez Siroteux, c'est de la vanité.
- Des marrons de chez Siroteux, reprit la plus jeune des filles, on pourrait les envoyer à Mme Lelong. Elle nous a invités à ses bals cet hiver.
- C'est vrai, reprit la mère, nous lui devons une politesse ; ôte la carte, mets une des miennes et envoie tout de suite ce paquet chez Mme Lelong."
Mme Lelong le reçut au moment où elle allait se mettre à table.
"Quelle idée, dit-elle, de m'envoyer des marrons, à moi qui les déteste ! Et il faudra rendre quelque chose. Tiens, Noémie, débarrasse-moi."
Et elle remit la boîte à sa petite-fille, une blonde quinze ans qui se tenait à côté d'elle.
"Grand'mère, lui répondit celle-ci, si tu le permets, je vais aller les porter à Melle Musquin. Je ne savais que tu avais eu la bonté de l'inviter à dîner aujourd'hui, et je n'ai rien à lui offrir.
- Tu n'as pas l'habitude de donner des bonbons à ton institutrice. Tu peux lui faire des présents plus utiles.
- Oui, je lui destine l'ouvrage que tu connais, mais il n'est pas fini, et en attendant...
- Fais comme tu voudras, mon enfant."
Et Noémie offrit la boîte de bonbons à Mlle Musquin, qui affirma qu'elle en était enchantée.
L'institutrice était contente du cadeau qu'elle venait de recevoir, bien qu'elle n'eût pas l'intention d'en manger la moindre partie. Elle désirait montrer sa reconnaissance à Mme de Puyjalou, qui l'avait invitée plusieurs fois, et, comme elle gagnait juste de quoi vivre avec ses leçons, elle était heureuse de pouvoir se dispenser d'acheter même un sac de bonbons.
Le lendemain, elle porta donc les marrons glacés chez Mme de Puyjalou, la priant de les accepter avec tous ses vœux. Bien qu'elle n'en laissât rien voir, Mme de Puyjalou regretta que Mlle Musquin se fût imposé cette dépense inutile.
"La pauvre femme a voulu me faire plaisir, pensa-t-elle, il faut lui en savoir gré, mais j'aimerais mieux lui savoir entre les mains la somme que ces marrons ont coûtée. Enfin ! je n'ai rien de mieux à faire maintenant que de les manger, il est trop tard aujourd'hui pour songer à les donner à quelqu'un."
Et Mme de Puyjalou en offrait à toutes les personnes qui lui faisaient des visites, lorsqu'elle s'aperçut que la boîte n'était qu'à moitié pleine de marrons et que le fond était rempli par un paquet. Elle ouvrit ce paquet, et elle reconnut avec étonnement la poupée qu'elle avait achetée pour Suzanne. Elle l'emporta et se rendit chez la mère de sa filleule.
Dès qu'elle fut seule avec la mère et la fille, elle leur dit :
"Croirais-tu, Suzanne, qu'à mon âge, on m'a encore donné une poupée pour mes étrennes ?
- A vous ? dit Suzanne étonnée.
- A moi. Il y a cependant longtemps que je n'y joue plus ; et l'on m'a fait la plaisanterie de me la cacher sous des marrons glacés au fond d'une boîte. On ne t'en a pas fait autant à toi ?
- Je n'ai pas vu de poupée, répondit Suzanne, tandis que sa mère paraissait un peu embarrassée.
- C'est sans doute que tu as été moins gourmande que moi, et que tu n'as pas encore mangé les marrons que je t'ai donnés. Moi, c'est dans une boîte de chez Siroteux, toute pareille à celle que je t'ai donnée, que j'ai trouvé cette poupée, toute pareille à celle que tu désirais. Tu vois, même taille, même couleur de robe, le linge même est marqué des initiales du nom que tu voulais donner à ta poupée. N'est-ce pas curieux ?
- En effet, dit Suzanne, qui regardait la poupée avec admiration.
- Et le plus amusant, c'est que dans la boîte de marrons que tu n'as pas encore mangée, j'avais caché une poupée exactement pareille ; j'ai donc reçu le même cadeau que toi. Qu'en dis-tu ?"
Suzanne ne répondit pas. Elle regarda sa marraine, puis sa mère, et l'idée de ce qui avait dû se passer lui parut si plaisante qu'elle se mit à rire aux éclats. Ce rire gagna la marraine, puis la mère qui raconta comment elle avait voulu faire économiquement une politesse à Mme Valentin.
"Je ne sais vraiment qui a payé cette boîte, lui répondit Mme de Puyjalou. Elle m'avait été donnée à moi-même, et rien ne me dit que celui qui me l'a envoyée n'ai pas fait comme vous et moi ; mais je suis bien aise de savoir que Mlle Musquin ne l'avait pas achetée, et il est heureux que cette poupée me soit enfin revenue, car ma petite plaisanterie a bien failli priver Suzanne de ses étrennes."

Philippe AVETTE
 
SOMMAIRE
Des contes et légendes