016 Livre
Des contes et légendes
225 Les deux paquets

Les deux paquets

Ainsi, maître François, il ne vous plaît plus d'exercer la médecine en notre bonne cité de Montpellier ?
- Non, père Jean, non, ô mon excellent hôtelier, qui, si souvent, me fîtes manger nourriture avariée et boire aigre piquette...
- Aussi ne m'avez-vous que rarement payé.
- Il suffit, père Jean. De Paris, où je dirige mes pas, je vous enverrai ce que je vous dois encore.
- J'aimerais mieux...
- N'insistez pas, père Jean, vous me désobligeriez ; je tiens à m'acquitter de mes dettes."
Et, après un salut sonore et narquois, maître François, d'un pas décidé, sortit. Il portait un costume de voyageur et un solide bâton. Jeune encore, barbu, réjoui, le bon compagnon allongeait le pas sur la route poussiéreuse.
C'était un beau matin de juin 1532. Fatigué d'exercer la médecine sans gagner de quoi vivre, poussé au lin par son esprit aventureux, François Rabelais quittait Montpellier pour Paris. Ses ressources étaient minces, et sa bourse plate. Mais il comptait, pour abréger la route, sur son inépuisable bonne humeur, ses facéties et ses malices.
Après plusieurs jours de marche, notre médecin arriva à Lyon. Il parcourut la ville curieusement, examinant les enseignes des hôtelleries, et ne sachant pour laquelle se décider ; il avait de bonnes raisons d'hésiter : deux ou trois pièces de cuivre - toute sa fortune pour l'heure présente - se battaient seules au fond de son escarcelle.
"Pas de quoi m'humecter la gorge ! songeait le jeune homme. Et je veux, outre le boire, trouver ici, pendant les quatre jours de repos qui me sont bien nécessaires, le manger et le dormir. Que faire ? Que faire ? O Galien, ô Hippocrate, mes maîtres vénérés, conseillez-moi."
Les illustres anciens dont François Rabelais invoquait ainsi la mémoire répondirent sans doute à son appel, et lui donnèrent apparemment le conseil de payer d'audace - n'ayant point d'autre monnaie à son service -, car ce fut vers la plus luxueuse des hôtelleries lyonnaises qu'il dirigea ses pas.
"Après tout, se dit-il fort judicieusement, il ne m'en coûtera pas plus de loger ici qu'en quelque misérable taverne ; on ne pourra m'arracher ce que je ne possède pas."
Et pénétrant d'un pas assuré dans l'auberge, il interpella bruyamment le patron et ses domestiques.
"Holà, vous ! Qu'on me serve sans tarder ! La route est longue et le soleil chaud. J'ai l'estomac creux. Allons, pressez-vous ! Ne dirait-on point que vous avez affaire à un homme de peu ? Je suis un riche négociant d'Avignon, et je paie bien qui me sert bien."
Tous s'empressaient autour de lui. Un repas succulent lui fut aussitôt préparé. Des flacons de vieux vins s'alignèrent sur la table. Puis François Rabelais but et mangea d'un air un peu dédaigneux, mais il n'en perdit ni une bouchée, ni une gorgée. Son dîner fini, il commanda ma meilleure chambre de l'auberge. Puis, après avoir annoncé qu'il resterait quatre jours à Lyon, il gagna son lit et y dormit d'un bon sommeil réjoui, entrecoupé de ronflements formidables...
Cependant, le quatrième jour était arrivé. Il fallait songer à partir. Mais la note, la terrible note ? Il ne convenait pas on notre facétieux médecin de s'enfuir comme un voleur.
"La rote, se disait-il au surplus, est bien longue de Lyon à Paris, et il serait exquis de trouver maintenant quelque moyen de la faire ne voiture..."
C'était là le but de ses réflexions et de ses combinaisons. Il élabora tout un plan de bataille. Et, lorsqu'il se crut sûr du résultat, il sauta de joie en criant : "Victoire !"
Dans la grande salle du bas, l'hôtelier et ses valets s'empressaient autour des clients. On mangeait, on buvait, on criait ferme. Sitôt installé à sa place, François Rabelais appela l'hôte et lui demanda, à voix bien distincte :
"Or çà, messire aubergiste, êtes-vous sûr de la chambre que vous m'avez donnée ?
- Sûr ?... reprit l'aubergiste, qui ne comprenait pas.
- Oui... Je veux dire : cette chambre peut-elle garder un secret.. un secret tel que... un secret, enfin ?
- Elle ne saurait le répéter, je pense, répondit l'hôte stupéfait.
- Ce n'est pas ce que je veux dire, homme de peu de cervelle. Je ne peux pourtant pas, pour me faire comprendre de vous, commencer par vous révéler ce que je veux taire au monde... Enfin, si, ce soir, il me plaisait, par quelque hasard que vous n'avez pas à connaître, non plus, du reste, que tous ces messieurs qui semblent m'écouter si avidement, s'il me plaisait, dis-je, de travailler en cette chambrette à quelque œuvre mystérieuse et cachée, n'y-a-t'il pas, dans les murs, de trous par où les indiscrets pussent apercevoir mes redoutables travaux ?
- Mais... non,... messire, balbutia le brave homme effaré.
- C'est bien !... Qu'attendez-vous ?... Allez-vous-en ; je vous dis : C'est bien !"
- C'est bien... c'est bien," répéta l'hôte tout tremblant.
Autour de Rabelais, tous les buveurs chuchotaient, très intrigués. Quant à lui, il fit semblant de ne rien apercevoir. Après un repas copieux, il monta dans sa chambre. On entendit aussitôt un effroyable vacarme.
"Que fait-il bien ? se demandaient les convives.
- Eh ! il se barricade... Écoutez, il dresse son lit contre la porte...
- Oui. Il pousse la table et les sièges...
- Seigneur, il va tout briser !" gémissait l'aubergiste.
Le tapage dura quelques minutes. Puis, tout à coup, lui succéda un silence mystérieux, absolu. Les bonnes gens tremblaient. Quelques instants s'écoulèrent encore ; le tapage recommença. Puis François Rabelais descendit, et, sans paraître apercevoir les mines ahuries des Lyonnais, il dit à l'aubergiste :
"Je vais faire un tour. Je resterai sans doute une heure dehors. Prenez garde que personne ne monte chez moi."
Il n'avait pas dépassé le premier tournant de la rue que tous les assistants, des coutelas au poing, entraient dans sa chambre. Tout d'abord, rien ne frappa leurs regards. Puis, leur attention fut attirée par deux paquets de forme étrange, placés bien en vue sur la table. Ils s'approchèrent un peu, examinèrent en tendant le cou, et lurent avec horreur ces mots écrits sur l'un et sur l'autre : Poison pour le Roi. - Poison pour la Reine.
Ils se regardèrent longtemps sans parler. La terreur faisait expirer les mots sur leurs lèvres. Enfin, l'hôtelier se décida :
"Je vais chercher le guet, dit-il. Certes, le beau sire ira à Paris, mais se sera pour y être brûlé !"
Et, tandis que l'aubergiste courait, aussi vite que lui permettait son obésité, chercher les gens d'armes, tous les habitants de la maison, craignant quelque danger, restaient l'oeil aux aguets et le coutelas au poing. L'hôtellerie semblait en état de siège.
Lorsque François Rabelais, calme et majestueux, rentra, il se sentit saisir par quatre vigoureux gaillards.
Il éprouvait une forte envie de rire, mais pourtant il se retint et fit semblant de protester.
"Par quelle erreur, messires,... moi,... un honnête médecin ?..."
Une grande clameur s'éleva.
"Empoisonneur ! Empoisonneur !
- Nous allons, dit le chef du guet, te conduire promptement et sous bonne garde à Paris...
- Fort bien ! se disait maître François.
- En voiture à quatre chevaux, pour faire plus vite...
- Ah ! songeait Rabelais, que ne puis-je remercier ce brave homme, cet excellent homme !
- Et tu comparaîtras devant le roi et la reine...
- C'est en effet ce que je désire, murmurait l'autre, toujours à part lui.
- Au surplus, nous emporterons, pour qu'on puisse te convaincre de ton projet détestable, les paquets de poison par toi-même préparés.
- Ah ! s'écria Rabelais d'une voix tonnante, en simulant une grande colère, ah ! vous croyez qu'on peut me manquer de respect ! Eh bien oui, je suis empoisonneur, et, pour le surplus, magicien ! Que l'un de vous m'outrage, et je le change en statue de pierre. Qu'au long de la route, j'aie à me plaindre du boire ou du manger, et je vous réduis, par la seule puissance de mes formules, en chair à pâté !... Baroco... Ferio... Baralipton...!"
Tous tremblaient autour de lui.
Aussi fut-ce avec d'infinis respects qu'on ouvrit au soi-disant criminel la portière d'un confortable carrosse, qui s'ébranla aussitôt au trot allongé de ses quatre chevaux.
"Ah ! qu'on est bien ! se redisait à chaque instant maître François, en poussant des soupirs de plaisir... Ah ! qu'on est bien !..."
Ce fut en grande cérémonie que l'on fit comparaître Rabelais devant François 1er.
Le capitaine du guet lut gravement contre note médecin un acte d'accusation terrible.
"Qu'as-tu à dire pour ta défense ?" demanda enfin le roi.
Sans répondre, maître François ouvrit un des paquets, y prit une pincée de poudre grise et l'avala.
Tous les assistants avaient les yeux fixés sur lui.
"Vous voyez, dit-il en souriant au bout d'un instant, je ne m'en porte pas plus mal.
Et, après un nouveau silence, il reprit :
"C'est de la cendre.
- De la cendre ! s'écrièrent les courtisans.
- Eh oui, messeigneurs ! Pauvre de bourse, mais riche en malice, j'ai voulu m'acquitter de toutes mes dettes. Pour arriver à la source de toutes libéralités, à notre roi, je me suis servi de ce stratagème, si bien qu'un peu de cendre m'a servi de lettre d'audience !
- Allons, dit le roi, tu m'as diverti et ne m'as pas empoisonné, deux grands mérites pour un médecin ; voici deux cents écus d'or dont je te fais cadeau : tu le vois, la cendre entre mes mains se transforme en métal ! Seulement c'est à une condition...
- Laquelle, sire ?...
- C'est que tu paies maintenant ton brave aubergiste avec le métal, pas avec la cendre !"

Auguste BAILLY
 
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