016 Livre
Des contes et légendes
176 Les deux avares (2)

Les deux avares

Il y a plusieurs centaines d’années, vivaient en Perse deux hommes dont tous les habitants s’occupaient. Leur grande réputation n’était point flatteuse, d’ailleurs, car ils ne la devaient qu’à leur extrême avarice.
On parlait beaucoup des trésors que, dans leur désir excessif d’accumuler, ils entassaient dans des cachettes inconnues, mais ils étaient si ladres, si dépenaillés, et avaient l’esprit si uniquement rempli de leurs fortunes, qu’on ne les aimait point ; l’argent et l’or, seuls attendrissaient leur cœur, et on les méprisait fort.
L’un s’appelait Hafiz et demeurait à Kufa ; l’autre, beaucoup plus âgé, habitait la ville de Bassora, et se nommait Chémal. Tous deux ne se connaissaient que de réputation, et, se croyant, chacun, le plus grand avare de la terre, ils se mettaient en colère, quand quelqu’un disait, par exemple, à Hafiz, en parlant de Chémal : « En voilà un qui vous damerait le pion !... » où, réciproquement, à Chémal, en faisant allusion à Hafiz : « Ah ! celui-là en connaît plus long que vous !... »
Aussi, quoique se défiant l’un de l’autre, ils eussent bien voulu se rencontrer.
Or, le hasard voulut que Chémal eût quelques deniers à toucher à Kufa. Malgré la longueur du chemin, il se mit en route à pied et arriva en cette ville, un beau matin.
Hafiz, apprenant sa venue, courut tout le jour après lui, pensant :
« Nous allons voir si ce vieux bonhomme pourra me donner une leçon d’économie !... »
L’ayant rejoint, vers le soir, il lui fit mille politesses, auxquelles l’homme de Bossara répondit à peine, étant, sans doute, chiche même de ses paroles.
« J’ai couru, disait Hafiz, toutes les hôtelleries où je supposais que vous pourriez descendre, et je commençais à désespérer de vous trouver !... Enfin, vous voilà, mon cher maître ! Je suis bien heureux de faire votre connaissance ! Voulez-vous me permettre de vous accompagner jusqu’à votre auberge ?...
- Je ne vais pas à l’auberge. Pourquoi ferais-je des frais inutiles, alors que Dieu nous donne à tous celle de la belle étoile, où l’on couche gratis !
- Vous parlez excellemment ! Mais encore faut-il manger, répondit en rougissant Hafiz, vexé que le voyageur ait déjà l’air d’être d’une avarice supérieure à la sienne.
- On mange des racines, des fruits, tout ce qu’on trouve, qui ne coûte rien !... interrompit Chémal. Aussi faut-il que je me hâte de chercher mon dîner, et je vous dis un grand bonsoir ! »
Déjà il s’éloignait. Mais cela ne faisait point le compte de Hafiz, qui ne trouva rien de mieux, pour le retenir, que de l’inviter à souper, en se disant, à part soi, qu’il le traiterait si mal et si parcimonieusement, que la valeur de ce que l’habitant de Bassora absorberait serait sans doute compensée par le profit à tirer d’une conversation plus longue avec ce personnage illustre.
« Voulez-vous me faire l’honneur de partager mon modeste repas ? Oh ! sans cérémonie !... »
Chémal regarda d’un œil défiant cet homme dont souvent on lui avait vanté la sordide avarice, et qui l’invitait à dîner ! Cela lui parut bizarre, et voulant savoir ce qui lui valait un si grand honneur, il accepta.
Les deux confrères s’assirent devant la table boiteuse, qui, avec une vieille paillasse, formait tout l’ameublement de la mansarde qu’habitait Hafiz. Ils mangèrent un poisson séché, si maigre, qu’il n’y avait que des arêtes ; du pain, si dur qu’il fallait le laisser tremper, une heure durant, dans l’eau, avant d’y mordre ; quelques pommes de terre, que les vers avaient déjà dévorées à demi ! Le tout était arrosé d’un petit vin tourné largement allongé d’eau !...
Chémal se déclara, cependant, enchanté de cette réception qu’il appelait fastueuse, et, à la grande stupéfaction d’Hafiz, il dit, en prenant congé de son hôte :
« Je veux reconnaître votre politesse ! Je n’ai pas terminé les affaires qui m’ont amené à Kufa. Je ne retournerai donc à Bassora que demain. Après avoir dormi quelques heures dans un bois voisin, je serai dispos de bon matin. Il ne faut pas perdre de temps, car le temps c’est de l’argent. Déjeunez avec moi, et pour ne pas me mettre en retard, venez me retrouver, à midi, devant l’église. »
Ils se serrèrent les mains, puis se séparèrent, Hafiz en se faisant la réflexion qu’à la place de Chémal, il eût économisé de rendre le dîner qu’on lui avait offert, et Chémal en jugeant, à part lui, qu’Hafiz n’arriverait jamais à rien, étant trop prodigue pour sa bouche.
Le lendemain, à l’heure convenue, tous deux furent exacts au rendez-vous. Du plus loin que Chémal aperçut Hafiz, il lui cria, d’un air très gai :
« Dépêchons-nous ! Je n’ai été libre qu’à l’instant même !... Allons aux provisions ! »
Ils entrèrent chez un boulanger.
- « Est-il bon, ton pain ? demanda Chémal.
- Délicieux ! Voyez-le ! Blanc et frais, comme du beurre !...
- Tu as raison, boulanger, reprit l’avare, le beurre vaut mieux que le pain, puisque tu compares celui-ci à celui-là, et j’aurais tort de ne pas acheter du beurre plutôt que du pain. »
Et ils allèrent chez un fermier.
« As-tu de l’excellent beurre ?...
- Mais, certes, seigneur ! Du beurre de toute première qualité, doux et fondant comme la plus fine huile d’olive.
- Ah ! je n’y pensais point, fermier : l’huile d’olive est supérieure au beurre assurément. Aussi, je te demande pardon de t’avoir dérangé inutilement, mais je réfléchis, et je préfère acheter de l’huile d’olive. »
Alors, ils se rendirent chez le marchand d’huile.
« Hé, marchand d’huile, votre huile d’olive est-elle en tous point parfaite ? »
- J’en réponds. Vous pouvez la prendre de confiance : rien qu’en jetant les yeux dessus, vous vous rendrez compte qu’elle est aussi pure et aussi claire que de l’eau.
- Ceci prouve donc, surabondamment, que rien n’est meilleur que l’eau. Donc, Hafiz si vous m’en croyez, nous n’achèterons pas d’huile ! Je connais, non loin d’ici, une citerne toute pleine ! Venez vous régaler. »
Ils marchèrent jusqu’à la campagne. Arrivés à l’endroit connu de Chémal, ils s’assirent sur l’herbe – on peut bien économiser une table ! – et Hafiz n’eut pour son déjeuner que de l’eau, sous prétexte qu’elle valait mieux que l’huile, que l’huile valait mieux que le beurre et le beurre mieux que le pain.
Le vieillard de Bassora était fier d’avoir montré à son collègue en avarice de Kufa une incontestable supériorité, que celui-ci reconnut d’ailleurs d’assez bonne grâce, quoiqu’il fût mortifié de son inexpérience.
« Je saurai tirer profit de cette aventure, » dit-il en se serrant le ventre.
Depuis, Hafiz conserva une profonde vénération pour Chémal, ce qui prouve que ce n’est pas aujourd’hui qu’un sot trouve toujours plus sot que lui pour l’admirer !
Le résultat de la rencontre des deux avares fut d’exciter encore davantage leur honteuse passion, si bien que, à force de faire des déjeuners et des dîners aussi succulents que ceux que je viens de décrire, tous deux moururent de faim, et ce fut là une dernière et suprême économie, bien digne d’eux.

Henri TEICHMANN
 
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