016 Livre
Des contes et légendes
056 Les bossus
Légende Irlandaise

Les bossus - Légende Irlandaise

Il y avait une fois un pauvre homme qui était très bon, très laborieux, mais très laid ; il avait une grande bosse sur le dos et le fardeau était si lourd qu'en marchant il avait la tête ployée sur les genoux. Cela le rendait très malheureux et il en pleurait quelquefois de rage. Tous les jours il allait à la ville vendre les paniers d'osiers qu'il tressait. Un soir, qu'il revenait du marché, il se sentit tellement fatigué qu'il fut obligé de s'asseoir au bord de la route sur un tertre. Il avait les yeux pleins de larmes en songeant à son triste sort. Peu à peu, il s'assoupit et rêva qu'il était devenu beau et riche. Tout à coup, une musique étrange le tira de son sommeil. Il lui sembla entendre un chant qui venait du sein de la terre. Les couplets, qu'il ne comprenait pas, se terminait par un refrain bizarre :

Dalouna, Damorta ;

mais ce chant était si mélodieux qu'il ne put s'empêcher de s'y joindre. Alors, il vit s'échapper du tertre une centaine de nains qui l'entourèrent et se mirent à danser en rond, tandis qu'ils répétaient :

Dalouna, Damorta,
Si ta bosse
Est trop grosse
Laisse-la,
Dalouna, Damorta.

Puis soudain, le pauvre homme éprouva un soulagement inexprimable. Le poids qu'il avait sur les épaules avait disparu, et en se regardant de la tête aux pieds dans le ruisseau qui coulait sous yeux, il découvrit qu'il s'était transformé. Le petit bossu était devenu un jeune et beau seigneur, vêtu d'habits magnifiques, l'épée au côté, les poches pleines d'or.
Il ne tira point vanité de son bonheur et mit ses richesses à profit pour venir en aide aux besogneux et aux pauvres de la contrée. Aussi chacun prônait-il ses vertus, disant qu'il n'y avait point d'homme meilleur que lui et que si tous lui ressemblaient, le mal aurait vite disparu de la terre.
Bien des fois il pensait à son passé et il rendait intérieurement grâce aux nains de l'avoir délivré de son affreuse bosse.
La nouvelle de cette miraculeuse guérison courut bientôt tout le pays. Et depuis ce moment, il ne se passa point de jour qu'on ne vînt demander comment s'était opéré le prodige.
- C'est très simple, répondait le beau seigneur à tout le monde. J'ai entendu chanter Dalouna, Damorta et j'ai accompagné le chant : voilà tout.
Or, il y avait, à vingt lieues de là, un autre petit bossu encore plus difforme que ne l'avait été le premier, mais en outre méchant, paresseux, querelleur et si hargneux que tout le monde le craignait plus que le diable. Il battait sa mère et sa tante, donnait des coups de poing à tous ceux qu'il rencontrait et mordait les enfants qui se trouvaient sur son chemin.
- C'est sa bosse qui le rend si mauvais, disait-on.
Et sa mère et sa tante ajoutaient :
- S'il n'avait pas cette difformité qui le met sans cesse en colère, peut-être serait-il doux et bon.
A force de prières elles parvinrent à le décider à se laisser conduire en brouette au tertre habité par les nains. Les voilà donc en route, l'une tirant le brancards, l'autre poussant par derrière. Quand elles furent arrivées à l'endroit merveilleux, elles se mirent à chanter Dalouna ! Damorta ! et, après s'être époumonées, attendirent le résultat de leur invocation : mais leur attente fut vaine. Personne ne répondit à leur appel.
- Les nains veulent sans doute t'entendre toi-même, dirent-elles au petit bossu.
Et elles le supplièrent de chanter. Mais il se jeta sur elles et les assaillit à coups de pied. Puis il reprit sa place dans la brouette.
Tout à coup, il tressaillit. Les nains sortaient du tertre. Ils formèrent un cercle et entonnèrent le refrain :

Dalouna, Damorta,
Si ta bosse
Est trop grosse
Garde-la,
Dalouna, Damorta.

Alors cent d'entre eux apportèrent la bosse qu'ils avaient enlevée au bossu laborieux et bon et la placèrent comme un second étage sur celle du bossu méchant et paresseux.
Et les deux femmes furent obligées de retourner chez elles comme elles étaient venues, avec cette différence que le mauvais diable, au lieu de ne porter qu'une bosse, en avait maintenant deux.

J. JAMES