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016 Livre
Des contes et légendes
155 Le récit de la locomotive

Le récit de la locomotive

Pouf, pouf !... Je suis une locomotive toute neuve, à peine sortie des grands ateliers où j’ai été construite morceau par morceau, où on m’a montée, où on m’a essayée, où on m’a baptisée ; et maintenant, je porte un beau nom : La Généreuse. On m’a donné ce beau nom parce qu’on croit que je marcherai courageusement, jour et nuit, nuit et jour, sur mes deux rails brillants, cherchant de toute ma puissance à ne pas mettre le train en retard, à ne pas dérailler, et, par-dessus tout, à ne pas entraîner dans un précipice les dix ou douze honnêtes wagons qui ont trouvé bon de se confier à moi.
On m’a attachée dimanche pour la première fois. Mon conducteur de dimanche, un mécanicien grand et robuste, au visage noir de suie, a préféré m’inaugurer un jour de fête, parce que, d’après lui, cela porte bonheur.
J’ai donc fait mon premier voyage avec le vieux Baptiste.
Pouf, pouf ! j’ai regardé le vieux Baptiste du coin de l’œil. Sachez, mes chers enfants, que j’ai deux grands yeux ronds, et, pour le reste, je suis faite à peu près comme vous. Je respire si largement que c’est un vrai plaisir, je mange, je bois, je marche, je dors ; quand je ris, quand je donne un avis, ma voix s’entend à une demi-lieue de distance, comme la vôtre quand vous jetez les hauts cris parce que vous vous êtes écorché le nez en dégringolant les escaliers.
Le vieux Baptiste me plut. Docile, je me laissai palper les flancs et pousser hors du dépôt. Quand j’eus englouti une forte ration de charbon, et que je commençai à sentir une bonne chaleur courir dans mon sang, par l’effet de la digestion, il me prit tout à coup un désir fou de marcher. Mais je restai immobile par la force de mes freins ! Baptiste ne tarda pas à me conduire près de mes compagnons, les wagons. Aussitôt que je les vis tous à la file, grands, noirs, paisibles, je compris que je les aimerais au point de ne plus vouloir les quitter. Un homme allait de wagon en wagon, ajustant certaines chaînes, jusqu’à ce que, vlan ! on sentit une secousse : nous étions tous liés pour la vie et pour la mort !
Je vis alors, pour la première fois, Gennariello, le chauffeur, qui m’avait donné à manger sans que, plongée dans l’examen de Baptiste, je me fusse occupée de lui ! Gennariello était petit et maigre, avec des yeux qui paraissaient des lanternes comme les miens, mais qui ne lançaient pas de feux ; au contraire, ils étaient obscurs, mélancoliques et tranquilles. Il m’adressa quelques paroles affectueuses, et je l’entendis dire à Baptiste :
«Belle bête ! C’est dommage qu’elle ne conduise pas tout de suite le direct.»
Je reçus un coup ! Pour dire la vérité, je croyais que mon premier voyage devait avoir une grande importance pour tous. Je pensais qu’on me confierait pour le moins un train-éclair ! Au lieu de cela, il ne s’agissait même pas d’un train direct ! Je finis par comprendre que j’étais destinée à un pauvre train de marchandises, et cette entrée dans la carrière me parut humiliante.
Aux wagons déjà chargés en furent ajoutés d’autres que nous allâmes prendre à un train arrêté dans la gare ; quelques-uns étaient pleins de bœufs qui mugissaient de désolation, et présentaient aux lucarnes leurs grosses têtes épouvantées, implorant miséricorde. Je compris alors qu’on avait voulu me donner la plus grande preuve de confiance en me chargeant de transporter à destination des voyageurs aussi affligés, et mon cœur se dilata !
«La Généreuse, es-tu prête ? demanda Baptiste.
- Tout à fait prête, » répondis-je avec un beau coup de sifflet semblable à un cri de guerre.
- Et nous voilà tous partis, le long des deux rangées de rails rutilants, sur la route des pays inconnus ! Nous courions au milieu d’une belle étendue de campagne, verte, fraîche, ensoleillée. Les gens qui nous voyaient passer, s’arrêtaient pour nous regarder ; les gamins nous acclamaient. Je n’avais jamais vu le monde et j’ouvrais les yeux tout grands, saluant à droite et à gauche avec des panaches de fumée. Tout le monde était heureux, sauf les bœufs. Pauvres bœufs ! Ils faisaient : beuh ! beuh ! beuh !
«Tu les entends, dis-je à Baptiste. Si nous allions un peu plus vite 
- Essayons ! » répondit Baptiste.
- A la station suivante, j’espérais une réception chaleureuse ! Que diable ! quand on conduit un train de marchandises pour la première fois et qu’on fait tout son possible pour le diriger avec honneur, on a droit à attendre quelques applaudissements, quelques drapeaux. Au lieu de cela, la station consistait en une maisonnette quelconque qui ne paraissait même pas être une station, et sur le marchepied se promenait un chef de gare qui ne paraissait pas non plus mériter son titre. Pour tout dire, en un mot, ce personnage incivil nous déclara « en retard ».
En retard ! comprenez-vous ? avec la fureur de courir que j’avais dans le corps ! Nous repartîmes, et, cette fois, on courait réellement, lorsque… quelque chose d’insolite ; mais une sensation comme celle qui me remua ne sera peut-être plus jamais éprouvée par nulle autre locomotive !
Donc, les deux voies jumelles, brillantes sous le grand soleil qui nous frappait, s’en allaient à perte de vue vers une chaîne de collines bleues.
De la petite maison d’un cantonnier, une dame nous fait des signes amicaux avec une bannière rouge. Nous lui répondons en gens bien élevés ; pouf ! pouf ! pouf !... beuh ! beuh ! beuh !... Mais à peine dépassons-nous la maison, qu’une petite fille de trois ou quatre ans débouche d’un sentier, et vient droit à notre rencontre ! Baptiste hurle, Gennariello hurle, je hurle plus fort que tous, pendant que les hommes lâchent la contre-vapeur pour tenter de m’arrêter. Mais je courais comme un diable ! Il n’était plus temps : nous étions déjà très près de la petite !
Alors, j’ai vu une chose que je ne reverrai certainement plus : Gennariello, agile comme une chèvre, se glisse conte mes flancs, saute devant moi, saisit la petite dans ses bras, se couche entre les rails, et je passe avec tous mes wagons sur ces corps aplatis contre terre !
O mes enfants, quel battement de cœur ! Bien que je les sentisse en dessous, dans l’espace vide qui se trouve entre les roues, et que je comprisse que je ne leur faisais aucun mal, mon anxiété fut terrible ! D’autant plus que si, en ce qui me regardait, je pouvais répondre de ma délicatesse, que savais-je de mes wagons ? Si quelque roue ignorante, en passant contre le chauffeur, allait le heurter ? Je voyais Baptiste, pâle comme un mort ; ses vieilles mains calleuses tremblaient, et on ne sentait plus de battement de son cœur ! Grâce à Dieu, tous se comportèrent magnifiquement, et quand Baptiste, après que je me fus arrêtée, accourut avec la mère de la petite fille sauvée, il trouva Gennariello qui se relevait en souriant.
« Nous sommes un peu étourdis », dit Gennariello en embrassant la petite.
Et ce fut un délire de joie pour cette pauvre maman ! Baptiste prit Gennariello dans ses bras, le serrant si fort que, pour un peu, il l’aurait broyé ! A la station suivante (une vraie station, celle-là), Baptiste descendit et courut raconter à tous ce sauvetage miraculeux. Gennariello eut alors un moment de fête, de compliments, de serrements de mains, de vivats ! On disait qu’il avait fallu un grand héroïsme pour sentir, sans broncher, passer tout un train sur son corps. On disait,… on disait… Et puis après ?
Après, on allait sans doute oublier Gennariello, comme on a oublié d’autres fois d’aussi simples héros. Et Gennariello reprendrait tranquillement son service, sans même se souvenir qu’il avait été un héros, comme ont coutume de le faire les cœurs vraiment forts !
Oh ! moi, locomotive, moi, qui ai senti son corps frémir et palpiter sous moi, je lui aurais sonné pour le moins… Pouf ! pouf ! Qu’y a-t-il ! Que me veut-on ? J’entends une voisine qui me fait des reproches :
« Locomotive sceptique, lis ce journal ! dit-elle… Médaille d’or accordée au chauffeur Gennariello pour sa belle conduite ! » Pouf ! pouf ! très bien, cela me fait plaisir pour Gennariello, et pour celui qui l’a récompensé.
Cependant je ne crois pas beaucoup à la reconnaissance des homme parce que… parce que… moi, par exemple. M’a-t-on seulement dit : Merci ?
Cependant, laissez-moi le déclarer, j’ai eu, moi aussi, un peu de mérite ! Si je n’avais pas passé aussi intrépide, aussi légère, aussi sûre de moi…
Je n’ai pas passé, j’ai volé ! Je défie n’importe quelle locomotive expérimentée de faire mieux ! Je ne vous en dirai pas davantage.
Pouf ! pouf !... cela s’est passé dimanche, nous sommes aujourd’hui vendredi. J’attendais un remerciement, ou une entrée en gare sensationnelle ! Rien n’est encore venu !... Pouf ! pouf ! pouf !...

Traduit des Contes italiens de Teresah

Par Mme Mathilde P. CREMIEUX
 
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