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016 Livre
Des contes et légendes
010 Le portrait de Nadir-Shah
Conte

Le portrait de Nadir-Shah

Jadis, vivait dans un pays avoisinant la Perse, un roi nommé Nadir-Shah. Sa puissance s'étendait sur de belles contrées, des millions de sujets vivaient heureux sous son sceptre, car il possédait d'incalculables richesses et les employait généreusement au bonheur de son peuple.
Or, Nadir-Shah, dont le palais contenait des chambres pleines d'or et des coffres débordant de pierres précieuses, était monté sur le trône à vingt ans ; il venait d'atteindre sa vingt-cinquième année, lorsqu'à la grande joie de ses sujets, il annonça qu'il songeait à se marier et que, ayant entendu parler de la merveilleuse beauté de la princesse Leila, sa cousine, il allait la choisir pour épouse.
De toutes parts, on prépara les réjouissances, pendant que le premier ministre, accompagné d'une suite brillante, partait en ambassade, chargé de magnifiques bijoux. La jeune princesse habitait avec sa mère la province la plus éloignée ; elle n'avait jamais vu le roi, que tout le monde proclamait brave, généreux et plein d'esprit, et, comme en ce temps-là il n'y avait ni photographie ni journaux, elle lui prêtait en imagination toutes les qualités physiques.
De plus, la renommée lui avait connaître les immenses richesses et les trésors de pierres précieuses qu'il possédait. Quel ne fut pas son ravissement, lorsque l'ambassadeur se prosternant lui dit :
"Princesse, vous voyez devant vous l'envoyé de Nadir-Shah, le roi magnanime, qui daigne vous offrir son trône et vous prie d'accepter ces présents. Les fêtes de votre mariage se préparent déjà, et j'ai ordre de vous emmener près de mon maître, ainsi que la princesse votre mère".
Leïla se hâta donc de se mettre en route, escortée par l'ambassadeur et sa suite. Dans sa capitale pavoisée, Nadir-Shah les attendait au seuil de son palais. Hélas ! à peine Leïla eut-elle jeté les yeux sur lui, qu'elle détourna la tête et ne trouva rien à répondre aux compliments qu'il débitait.
Le jeune roi avait l'air noble et des traits agréables... mais il était borgne de l'œil droit ; de plus, il avait un bras plus court que l'autre.
Après les premières politesses, il chargea Fatma, sa sœur de lait, de conduire la future reine et sa mère dans leurs appartements. Fatma s'était d'abord réjouie avec tout le monde du mariage du roi qu'elle aimait de tout son cœur ; mais la démarche altière et le regard orgueilleux de Leïla ne lui plaisaient point. Guidée par un pressentiment, elle demeura prés de la chambre de la princesse qui, se croyant seule avec sa mère, se livra à une violente colère, car elle n'était point bonne.
"Voilà, en vérité, un beau fiancé ! disait-elle ; je ne consentirais jamais à l'épouser s'il n'était Nadir-Shah, le roi si puissant et surtout si riche. Mais son audace est grande de demander une fille telle que moi, et je vais lui apprendre qu'on épouse pas un homme borgne sans lui imposer de bonnes conditions.
- Prends garde, ma fille, répondit la vieille princesse ; sa colère peut-être redoutable... et qui sait s'il connaît parfaitement sa laideur ?
- Eh bien, il faut la lui faire connaître et, ensuite, pour récompense de mon sacrifice, il me donnera ce que je convoite le plus ardemment, tous ses coffres de diamants. Soyez sans crainte, ma mère, je saurai m'y prendre habilement."
"Nadir, pauvre Nadir ! murmura Fatma en s'enfuyant, que vous serez malheureux avec cette femme sans cœur qui ignore la bonté du vôtre !"
La vieille princesse avait bien deviné : à cette époque, les femmes seules se servaient de petits miroirs à main. Nadir-Shah, que sa grande bonté rendait agréable à tous, savait bien qu'il lui manquait un œil , mais il n'avait point deviné l'effet disgracieux produit par ses infirmités. Lorsqu'il vint chercher sa fiancée pour la conduire dans la salle où un festin était préparé, elle l'accueillit avec son plus charmant sourire.
"Seigneur, dit-elle, me voici parée des bijoux que votre envoyé m'a offerts en votre nom ; mais il est un présent que je désire par-dessus tout recevoir de votre main. Je crois même que je ne me déciderai à fixer le jour de notre mariage que lorsque j'aurai le bonheur de le posséder.
- Parlez, belle Leïla, s'écria Nadir-Shah, je jure de me conformer à toutes vos volontés.
- Eh bien, seigneur, donnez ordre aux meilleurs artistes du royaume de faire votre portrait, afin que je choisisse celui qui reproduira vos traits avec la plus grande fidélité."
Dès le lendemain, on publia un édit avertissant les peintres de talent qu'ils devaient venir prendre part au concours désiré par la future reine. Aucun d'eux ne se présenta, car ils aimaient le roi et craignaient de lui causer de la peine. Un vieil artiste fut amené de force, et fit en tremblant un portrait si flatteur, qu'en le voyant la princesse éclata de rire.
"Ce n'est point votre image, seigneur, et la loyauté vous contraint à tenir votre parole : faites appeler un autre peintre, j'attendrai qu'il ait achevé son œuvre avant de choisir le jour de nos noces."
Nadir-Shah, désappointé, consulta ses courtisans ; cette fois, ils n'osèrent lui affirmer que le portrait était parfaitement ressemblant. Alors, voulant juger par lui-même, il fit polir une grande plaque d'argent et se plaça devant. Un seul coup d'oeil sur ce miroir lui apprit ce qu'on lui avait caché. Avec un grand cri, il se couvrit le visage de ses deux mains.
"Ah ! s'écria-t-il, ma cousine voulait donc que j'apprenne que je suis trop laid, et refuser ensuite de m'épouser ?
- N'en croyez rien, seigneur, répondit près de lui la jeune voix de Fatma ; la princesse deviendra votre épouse avec joie, pourvu que vous lui donniez tous vos coffres de pierreries."
D'un accent indigné, la jeune fille rapporta les paroles de Leïla qu'elle avait entendues le jour de son arrivée au palais. A mesure qu'elle parlait, le roi partageait son indignation ; cependant, il était accablé de tristesse.
"Fatma, demanda-t-il enfin, pourquoi ne m'as-tu jamais dit combien je suis déplaisant à voir ?
- Mon bon seigneur, répliqua-t-elle avec une tendresse respectueuse, c'est parce que je ne sais vous voir qu'à travers vos vertus, et tous vos fidèles sujets font de même. Si la princesse était digne de vous, elle penserait à votre grand cœur au lieu de convoiter vos trésors. Néanmoins, avant huit jours, elle aura ce qu'elle demande, et vous pourrez la faire reine si cela vous rend heureux."
Fatma, qui peignait à ravir, se mit aussitôt à l'œuvre ; avant le délai qu'elle avait fixé, elle put remettre au roi un portrait si ressemblant que Leïla en le voyant demeura confondue ; mais, ce qui surtout la désappointait, c'était que l'habile artiste, tout en reproduisant fidèlement les trait agréables de son modèle, l'avait représenté dans une pose qui dissimulait ses défauts : Nadir-Shah était à genoux, et il fermait l'œil droit pour mieux viser avec son arc, qu'il tenait en reportant son bras trop court en arrière.
Mais pendant que Fatma peignait, le jeune souverain avait eu le temps de réfléchir.
A son tour, il voyait la beauté de Leïla à travers le mauvais cœur et la fausseté dont il avait les preuves, et, en regardant mieux la douce Fatma, dont le dévouement le touchait, il la trouva plus belle que sa fiancée.
"Princesse, dit-il à cette dernière qui restait muette devant le portrait, je suis heureux de satisfaire votre désir ; mais, pour m'assurer de la ressemblance de ce portrait, je me suis regardé dans une glace, ce qui ne m'était jamais arrivé. C'est ainsi que j'ai vu enfin ma personne disgracieuse, et j'ai compris que, même si toutes les pierreries contenues dans mes coffres me couvraient, vous verriez toujours ce qui vous déplaît en moi. J'ai donc fait choix d'une autre fiancée, qui accepte ma laideur parce qu'elle apprécie mieux mon cœur. Je ne veux point, cependant, vous priver des fêtes de mon mariage ; vous y assisterez pour rendre hommage à la reine ; ensuite, vous retournerez dans votre province. Un prince plus beau que moi deviendra sans doute votre époux."
Leïla pâlit et baissa la tête : par ces derniers mots prononcés sur un ton de commandement, elle venait de comprendre que Nadir-Shah avait deviné ses mauvais sentiments. Force lui fut donc d'assister à la brillante cérémonie qui élevait l'humble Fatma à sa place, puis elle retourna dans sa demeure éloignée, où elle dessécha de honte et de jalousie pendant dix ans, avant de trouver un époux.

Anne MOUANS