016 Livre Des contes et légendes |
193 Le petit ramoneur et le vieux savant |
Le petit ramoneur et le vieux savant M. Cabassol, avait consacré toute son existence à l'étude des anciennes civilisations de l'Égypte. Après de nombreuses années passées à parcourir la vallée du Nil, il était venu se retirer dans sa ville natale de Carpentras ; là, au milieu des trésors qu'il avait rapportés de la terre des Pharaons, il s'était mis à écrire de volumineux ouvrages, où il exposait les résultats de ses découvertes. N'ayant à son service qu'une vieille bonne à moitié sourde, il vivait dans une antique maison aux vastes pièces, pleines de bibelots étranges, de débris de sculptures, de poteries, véritable musée, dont les connaisseurs admiraient particulièrement la grande salle du rez-de-chaussée ; elle renfermait, cette salle, des centaines et des centaines de petites statuettes, toutes les divinités de l'ancienne Égypte, que M. Cabassol avait rapportées de ses voyages ; il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes, les unes finement polies par des artistes aux doigts agiles, les autres grossièrement taillées et qui dataient d'un temps où les hommes n'avaient à leur disposition que des outils rudimentaires. Un soir, M. Cabassol, qui était allé dîner chez son ami M. Gribiche, le receveur des contributions, rentrait chez lui. C'était en plein hiver, par un beau clair de lune qui éclairait la ville jusque dans ses moindres recoins. Il soufflait un vent glacé, et, dans la plaine, M. Cabassol apercevait les grands roseaux et les cyprès qui se courbaient en gémissant. Le vieux savant réfléchissait, en marchant, au chapitre trente-huitième de son grand ouvrage sur les Pyramides qu'il était en train d'achever, et, chaudement emmitouflé dans sa pelisse, il luttait contre le vent, quand, tout à coup, il crut apercevoir une forme humaine couchée sur le pas de la porte. Bien qu'il fît très froid, et qu'en s'attardant il s'exposât aux reproches de sa vieille servante Honorine, M. Cabassol se détourna de son chemin, monta sur le trottoir, et regarda. Il poussa une exclamation d'étonnement et de pitié. C'était un enfant d'une douzaine d'années, un petit ramoneur comme il en passe tous les hivers dans les villes de province, et qui, malgré le froid, dormait, dormait du sommeil profond des enfants. M. Cabassol se baissa, s'agenouilla presque, et le secouant par le bras : "Qui es-tu ? Que fais-tu là ?" demanda-t-il. L'enfant ouvrit les yeux, souffla dans ses petites mains transies, puis, sans se faire prier, raconta son histoire. Il faisait partie d'une troupe de Savoyards, et depuis des mois, des années, il arpentait les routes, traversant les villages, les villes, dormant en pleins champs, soupant de quelques fruits ; las enfin de poursuivre cette terrible destinée, il s'était séparé de ses compagnons, il était venu tomber là, devant cette porte. M. Cabassol, qui l'avait écouté avec attention, lui demanda : "Comment t'appelles-tu ? - Friquet. - Eh bien, Friquet, lève-toi, tu vas venir coucher chez moi." C'est ainsi que le vieux savant rentra au logis ramenant un petit ramoneur. Dresser un lit dans la grande salle, ce fut, grâce à l'empressement maternel d'Honorine, l'affaire d'n instant ; à minuit, l'enfant, brisé de fatigue, s'endormit. Quand, le lendemain matin, il se réveilla, il poussa un cri de surprise ; il se trouvait entouré de tout un petit peuple d'êtres grimaçants, contrefaits, à tête d'oiseau, de bœuf, de chacal, ornés d'ailes largement étendues, et qui semblaient avoir veillé sur son sommeil. Qu'était-ce là ? Friquet eût été bien étonné si on lui avait dit qu'il avait affaire à tout autre chose que des marionnettes ! M. Cabassol le tira de sa contemplation. Il avait profité de sa matinée pour lui trouver du travail chez un cultivateur des environs qui cherchait justement quelqu'un pour conduire ses bêtes aux champs : l'enfant aurait cinq francs par mois, une blouse neuve pour la Saint-Sylvestre, serait couché, nourri, blanchi. Ils partirent ; l'affaire fut rapidement conclue, et M. Cabassol, après avoir fait ses dernières recommandations à son protégé, rentra chez lui, triste un peu, éprouvant pour la première fois de sa vie le sensation qu'il était pénible de vieillir seul, sans autre société que celle d'une vieille bonne avec qui il échangeait à peine deux paroles dans toute la journée. M. Cabassol visitait ses collections chaque jours ; quelque temps après cette aventure, il se promenait un matin dans la grande salle de son musée, allait d'une vitrine à l'autre, lorsque, soudain, il s'arrêta surpris. Entre une statuette de marbre et une statuette de bronze, il venait d'apercevoir une petite poupée de deux sous, comme celles qu'on vend dans les bazars, et dont les yeux bleus, les joues roses, font la joie des enfants. D'où pouvait-elle venir ? Qui l'avait apportée là ? Mais où la surprise du savant se changea en stupéfaction, ce fut quand, le lendemain matin, il s'aperçut qu'au même endroit, pareille à la première, une seconde poupée l'attendait. Cette fois, M. Cabassolse rappelait pourtant fort nettement qu'en sortant de son musée, la veille, il en avait fermé la lourde porte à double tout. Alors ? Par quel chemin cette étrange visiteuse avait-elle bien pu venir ? Par la fenêtre ? Il n'y fallait pas songer ; un solide grillage la protégeait de toute incursion du dehors. Décidément, M. Cabassol se trouvait en présence d'une troublante énigme. Et le plus étonnant de l'affaire, ce fut le lendemain, le surlendemain, les deux ou trois jours qui suivirent, chaque matin, régulièrement, M. Cabassol trouva, pour l'accueillir dans la salle des divinités égyptiennes, une petite poupée de deux sous, tantôt blonde, tantôt brune, vêtue d'une robe bleue, un jour rose. M. Cabassol n'y comprenait rien ; en dépit de portes et serrures, chaque nuit, une petite créature venait s'installer dans son domicile. A la fin, le vieux savant résolut d'en avoir le cœur net. Ayant fait pousser un fauteuil dans la grande salle de son musée, il se coiffa d'un bonnet de coton, se couvrit de chaudes couvertures et se promit de passer la nuit à faire le guet. Neuf, dix, onze heures sonnèrent. M. Cabassol, déjà, sentait sa tête s'alourdir, ses paupières se fermer, il allait partir pour le pays des rêves, quand, tout à coup, un bruit insolite, qui semblait venir de la cheminée, l'arracha à son demi-sommeil. M. Cabassol s'était levé, il allait appeler à l'aide, lorsqu'il vit bondir dans la cendre du foyer un petit animal tout noir, agile comme un singe, qui tenait dans sa main la petite poupée quotidienne ; c'était Friquet, - Friquet qui utilisait son chemin habituel, l'obscur conduit de la cheminée. "Comment ! c'est toi ! s'exclama M. Cabassol, stupéfait. C'est toi qui, chaque nuit, au risque de te rompre les os, viens m'apporter des poupées ! Quelle idée t'est venue ?" Alors, Friquet, d'un geste embarrassé, montrant les quatre ou cinq cents dieux de terre cuite, de bois, de marbre ou de bronze dont M. Cabassol avait empli la vaste salle : "J'ai vu, monsieur, dit-il, la nuit où j'ai couché chez vous, que vous aimiez les poupées. En remerciement de ce que vous avez fait pour moi, je vous en apporte d'autres, pour compléter votre collection." L'histoire finit ici. M. Cabassol, ému, ouvrit ses bras : le petit ramoneur s'y précipita. Il avait bien besoin d'un père, le vieux savant avait bien besoin d'un enfant. C'est ce qui explique qu'ils ne se quittèrent plus jamais, que M. Cabassol éleva Friquet, à qui, par la suite, beaucoup plus tard, il légua, en même temps que sa fortune, ses merveilleuses collections. Jean DERVAL |
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