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016 Livre
Des contes et légendes
005 Le moineau de Berzélius
Histoire


Le moineau de Berzélius

1
Cette histoire, mes petits amis n'est qu'une légende, mais elle vous montrera combien on a raison d'être bon pour les bêtes, et qu'elle touchante récompense on en peut retirer.
Berzélius était un vieux savant suédois qui vivait au commencement du siècle dernier. Il s'occupait surtout de physique, et, par des expériences devenues célèbres, il avait réussi à déterminer quelques-unes des propriétés de l'air. En 1819, il vint à Paris, et pendant son séjour, il alla plusieurs fois faire des conférences sur ses doctes travaux aux élèves de l'École polytechnique.
Vous savez combien ceux-ci poussent loin l'étude des sciences. Aussi fallait-il voir avec zèle tous ces jeunes gens, en habit bleu, recueillaient la parole de ce tout petit vieillard à lunettes d'or, qui était parvenu à arracher à la nature plusieurs de ses secrets.
Un jour, dans le grand amphithéâtre de l'École, Berzélius faisait des expériences sur le rôle de l'air dans la respiration. Et pour bien prouver à son auditoire qu'il est impossible de respirer dans le vide, il se fit apporter un oiseau pour le placer sous la cloche d'une machine pneumatique.
On vous a déjà appris peut-être, que la machine pneumatique à la propriété de chasser l'air de l'intérieur d'une cloche de verre vissée sur un plateau. Un petit être enfermé sous cette cloche sent donc la respiration lui manquer à mesure que l'air s'en va et finit sûrement par mourir.
Était-ce là le sort qui attendait le malheureux oiseau que Berzélius tenait dans ses vieilles mains osseuses ? Pauvre petite victime ! C'était un de ces moineaux francs, à la mine éveillée, qui semblent porter en eux tout l'esprit et toute la joie de Paris. Quand on l'introduisit dans sa mortelle prison, il poussa un petit "couic" déchirant.
Et, sur leurs bancs, les polytechniciens se sentirent étreint par l'angoisse.
Berzélius commença à faire le vide sous la cloche. On vit alors le pauvre petit moineau battre péniblement des ailes, puis haleter, ouvrir tout grand son bec, avec des yeux dilatés et fixes, et finalement, tomber en arrière, en raidissant ses pattes. Pourtant il respirait encore un peu.
Le vieux savant, cœur peu sensible , allait pousser jusqu'au bout son œuvre de mort. Mais.........



2
Mais un grand mouvement de pitié parcourut les rangs des braves petits polytechniciens et les fit tous se lever avec des gestes de supplication.
"Grâce ! grâce !" s'écrièrent cent voix émues dans un touchant ensemble de générosité.
Le vieux Berzélius interrompit son expérience et les regarda d'un air étonné, par-dessus les verres de ses lunettes.
" A votre volonté, messieurs," dit-il.
Il fit revenir l'air dans la cloche. Le petit moineau reprit peu à peu son souffle et sa vivacité sautillante. Et ses sauveurs applaudirent de toutes leurs forces, quand ils le virent franchir la fenêtre d'un joyeux coup d'aile, pour aller se percher sur un des vieux platanes de la cour.
Quelques jours après, on avait déjà oublié à l'École le moineau de Berzélius, quand, dans la soirée du dimanche, un événement extraordinaire, fantastique, inouï vint à se produire. Tous les dimanches, les polytechniciens sortent et doivent être rentrés à dix heures précises. Mais cela se passe absolument comme à la porte du lycée et de l'école aux heures de rentrée. Il y a toujours des retardataires. Et quand vibre le premier coup de dix heures, on est sûr de rencontrer les élèves, tenant le fourreau de leur épée pour mieux courir, qui montent, en une galopade éperdue, la rude petite côte de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Ils arrivent enfin, à bout de souffle, mais, hélas ! c'est pour trouver à la porte de l'École un impitoyable adjudant qui les consigne pour la sortie suivante. Or, ce dimanche-là, il sembla à la troupe toujours nombreuse des attardés que la dernière minute avant dix heures avait une durée invraisemblable. Le portier de l'École n'y comprit absolument rien, lui non plus. Et ce soir, pour la première fois, bien sûr, il n'entendit sonner dix heures que lorsque le dernier élève eut passé le seuil redoutable.
Et l'étrange phénomène ne s'arrêta pas là. Il se reproduisit à la sortie suivante, puis à toutes les autres durant un mois. Plus un consigné pour retard ! Le portier était littéralement abasourdi et passait la plus grande partie de ses jours et de ses nuits à chercher la solution de ce problème, le plus étrange qu'on eût jamais vu dans une école où l'on en résout pourtant de si difficiles.
De guerre lasse, notre homme alla, un dimanche, à l'heure mystérieuse, se poster.....



3
Le portier aperçut le moineau de Berzélius

De guerre lasse, notre homme alla, un dimanche, à l'heure mystérieuse, se poster à côté de l'horloge. Et que vit-il, quand arriva la fameuse minute ? Devinez un peu. Il vit le moineau de Berzélius qui était perché sur la grande aiguille et qui pesait sur elle de tout son petit poids d'oiseau frêle, pour l'empêcher d'amener cette heure de dix heures si terriblement fertile en consignes. Et son minuscule œil rond était plus malin que jamais, ses ailes grise battaient aussi joyeusement qu'au sorti de l'infernale machine pneumatique. Il était si heureux, si heureux, le pauvre petit, de payer ainsi sa dette à ces gentils polytechniciens, grâce à qui il pouvait encore piailler tout à son aise parmi les fraîches verdures du printemps !
Le portier avait le cœur encore plus dur que Berzélius. A la sortie suivante, il eut la méchanceté d'enduire de glu la grande aiguille de l'horloge. Le brave moineau vint s'y poser comme de coutume, sans défiance, et avec son petit air effronté et malicieux. Hélas ! voilà ses pattes qui se collent, et c'est en vain qu'il remue désespérément ses ailes. Mais il était dit que les polytechniciens ne seraient pas plus ingrats que lui.
Quand ils virent arriver dans la cour pleine d'ombre le portier serrant l'oiseau dans sa grosse main et criant : "Je le tiens !" ils se jetèrent sur lui et furent assez heureux pour donner la volée à leur petit ami.
Dans la suite, celui-ci ne quitta jamais la cour de l'École, et, souvent, par les fenêtres ouvertes de leurs études, ceux qui étaient deux fois ses sauveurs entendirent monter vers eux ses petits "couic" joyeux et reconnaissants.
Comment cette touchante légende a-t-elle pu se former ? On ne saurait le dire.
Peut-être quelque retardataire du dimanche aperçut-il, en effet, percher sur l'aiguille fatale, un moineau qui n'avait sans doute rien de commun avec celui de Berzélius. Mais, à vingt ans, l'imagination va vite. La fleur de poésie ne demande qu'à germer dans les coeurs ardents et juvéniles.
Tout de suite, les polytechniciens ont dû rapprocher cet oiselet de celui qu'ils avaient sauvé des mains meurtrières du vieux savant. Et c'est ainsi que, peu à peu, a pu se forger la petite histoire que je viens de vous conter.
La tradition est venue alors la consacrer, et, depuis ce temps, dans le langage des élèves, l'horloge de l'École polytechnique s'appelle le Berzélius.

Louis SONOLET