016 Livre Des contes et légendes |
084 Le Lys d'Argent |
Le Lys d'Argent Ceci se passait il y a bien longtemps, - si longtemps que les hommes en ont perdu le souvenir, - dans des régions très lointaines, - si lointaines que jamais les savants n'en ont parlé dans leurs livres. Dans ce pays était venu s'établir un vieillard de mœurs singulières ; maigre, vêtu d'une longue houppelande grise, il se promenait parfois dans la campagne sans prendre garde aux villageois. Tout en marchant, il se parlait à lui-même, et gesticulait, hochant la tête, remuant les bras. Il passait presque toutes ses journées enfermé dans sa bibliothèque ; assis dans une chaise de bois sculpté, il s'entourait de vieux livres poussiéreux qu'il lisait avec avidité ; il avait des livres partout, sur tous les meubles, dans tous les coins, jusqu'au plafond, et certains d'entre eux étaient si grands, si lourds, que deux hommes n'auraient pas pu les soulever. Pendant la nuit, le vieux Tridoctus (c'était son nom), montait sur le toit de la maison. Et de là, il regardait le ciel à travers une immense lunette, à la grande stupéfaction de ses voisins. Tridoctus ne parlait à presque à personne, sauf à un petit enfant de dix ans, nommé Simplex. Ce garçonnet était fils d'un brave bûcheron. Mais, au lieu d'aller au bois avec son père, au lieu d'aider sa mère au jardin, au lieu de jouer avec les camarades de son âge, il s'asseyait sur le pas de la porte, et regardait dans le vague pendant des heures entières, sans proférer une parole. "C'est un innocent !" disaient les villageois. Et ils le plaignaient, le méprisant un peu. Tridoctus le prit en amitié. "Heureux, cet enfant ! disait-il. Si son esprit est fermé aux choses qui l'entourent, il voit ce que nous ne voyons pas. Et sans doute il parle avec les anges !" C'est ainsi que le vieux savant devint l'ami du petit enfant : celui-ci, toujours rudoyé par ses parents qui se croyaient déshonorés d'avoir un tel fils, aimait beaucoup le vieillard, et écoutait avec joie les contes qu'il lui faisait. Un soir, assis sous un grand chêne, Tridoctus lui contait une merveilleuse histoire. Symplex suivait avec un ravissement naïf, le récit du vieux savant. Celui-ci, tout entier à ce qu'il disait, ne s'aperçut pas qu'il avait d'autres auditeurs. Le bûcheron et sa femme, beaucoup de marmots, une grande partie des gens du village, s'étaient doucement approchés, curieux d'entendre ce que pouvait bien dire à l'innocent le singulier personnage. Or, voici ce que contait Tridoctus : "Tout là-bas, vers le Nord, dans la direction qu'indique l'étoile polaire, il est un pays étrange que les hommes ne connaissent pas. Les fleurs y sont plus belles qu'ici, les nuits plus étoilées, les printemps plus tièdes ; dans les buissons toujours verts, les oiseaux gazouillent sans fin, et les ruisseaux chantent sous les grands arbres, contre les rochers et leurs rives, des chansons cristallines. En ce pays est une fleur que nul vivant n'a vue encore, le Lis d'Argent. Celui qui le cueillera sera pour toujours riche et heureux. Mais la fleur est réservée à quiconque n'a jamais menti, à quiconque n'a jamais péché, à celui dont l'âme ignore le vice, dont l'esprit ignore le mal. Pour tout autre, la fleur qui donne bonheur et richesse demeure à jamais introuvable." Comme le vieillard achevait ces mots, il entendit derrière lui des murmures et des exclamations. Il se retourna brusquement, et se leva, courroucé. "Ah ! vous m'écoutiez ! s'écria-t-il. Faites votre profit de ce que vous avez entendu, si vous voulez. Mais soyez sûrs que nul parmi vous ne découvrira le Lis merveilleux !" Et, lançant un regard de défi aux villageois, Tridoctus s'éloigna majestueusement, et remonta sur le toit de sa demeure, pour considérer les étoiles. Les paroles qu'il avait prononcées firent une impression profonde sur les cerveaux campagnards. Tout d'abord, une incrédulité générale les avait accueillies. Mais peu à peu, à force d'y penser, les paysans finirent par se dire qu'il n'en coûtait pas bien cher de tenter l'aventure, et, qu'après tout, un homme qui passait ses journées à lire dans les vieux livres et ses nuits à contempler la lune, devait savoir des choses ignorées des autres humains. Tant et si bien qu'un beau jour l'aubergiste du village, un rusé compère, se mit en route vers le nord. "J'ai bien quelques péchés sur la conscience, se disait-il, mais, bast ! ce n'est pas cela qui m'empêchera de trouver la fleur merveilleuse, si vraiment elle existe !" Durant trois jours et trois nuits l'aubergiste marcha allègrement. Il arriva enfin dans un pays magnifique, qui répondait entièrement à la description qu'avait faite Tridoctus. Il marcha encore, la joie au cœur, croyant tenir déjà le Lis tant désiré. Et, tout à coup, il aperçut devant lui la fleur d'argent, qui se dressait, fine et brillante, à l'entrée d'une grotte. "Le voilà ! s'écria-t-il. Le voilà !" Et, la main tendue, il se précipita... Hélas ! Lorsqu'il arriva près de la grotte, le Lis avait disparu. Il eut beau chercher, il ne le retrouva pas, et du s'en retourner comme il était venu. "Ce n'est pas étonnant, dirent les paysans, à qui il raconta piteusement son aventure, ce n'est pas étonnant que tu n'aies pas pu cueillir la fleur : voilà quarante ans que tu nous voles tous. Mais nous !... Tu verras !" Et, l'un après l'autre, tous les villageois partirent. Tous ils traversèrent ces contrées souriantes où les oiseaux chantaient des chansons douces. Tous, ils aperçurent la fleur, et voulurent l'arracher. Mais toujours le Lis d'Argent disparaissait devant eux, car tous, durant leur vie, avaient commis des fautes : pour obtenir la fleur, il fallait avoir, sinon l'âme d'un ange, au moins l'âme d'un saint. Simplex songeait, lui aussi, à ces pays étranges. "J'irai ! se dit-il enfin. J'irai, moi aussi, dans la direction qu'indique l'étoile ; je chercherai le Lis d'Argent, et, si je peux le cueillir, je serai bien heureux de l'admirer." Ses parents se moquèrent de lui lorsqu'il leur annonça sa résolution. "L'innocent, qui voulait réussir là où des hommes avaient échoué ! Quelle sottise !" Mais Tridoctus hocha la tête avec satisfaction. "Va ! lui dit-il. Car celui-là n'a point fait le mal qui rêve toujours à des choses lointaines. Va avec confiance, enfant... Qui sait ?" Simplex partit. Il marchait joyeusement sous le soleil ; il ne sentait pas la fatigue, car l'espérance le soutenait. La route lui sembla courte et belle, si courte qu'il fut tout étonné lorsqu'il se trouva en présence de la fleur cherchée, "Le Lis !" murmura-t-il à voix basse. Au même instant, une mélodie lente et grave s'éleva dans l'air pur. Qui chantait ainsi ? Peut-être les oiseaux, peut-être les ondes claires du ruisselet, peut-être le vent dans les grands arbres. Le Lis d'Argent rayonnait d'une lumière surnaturelle ; des rayons semblaient sortir de ses pétales blancs, et son cœur d'or brillait comme une pierre précieuse. Simplex s'agenouilla, et pria. Il pria et écouta longtemps la musique, et longtemps regarda la fleur. Lorsque le chant se fit plus vague et plus lointain, il s'approcha lentement, se pencha vers le Lis, et, doucement le cueillit. De nouveau la mystérieuse mélodie s'éleva vers le ciel bleu. Éperdu de joie, l'enfant s'éloigna, tenant contre son cœur le Lis merveilleux, et refit en sens contraire la route parcourue. Lorsqu'il arriva dans son village natal, il éleva la fleur au-dessus de sa tête, tout en marchant. Des campagnards qui passèrent l'aperçurent ; stupéfaits, ils s'arrêtèrent, puis se mirent à pousser de grands cris. "L'innocent qui l'a cueilli ! L'innocent qui l'a cueilli !" Bientôt tous les habitants du hameau furent rassemblés autour de l'enfant. "Mais comment as-tu pu l'arracher ? demandait l'aubergiste avec aigreur et dépit. - Je ne sais pas, répondit Simplex. J'ai vu le Lis, qui resplendissait comme resplendissent les auréoles des saints ; j'ai entendu les anges qui chantaient, et j'ai pleuré en priant Dieu. Puis je me suis approché, et j'ai étendu la main. Et, de nouveau, j'ai entendu chanter les anges du ciel. Jamais je n'oublierai ce que j'ai vu et entendu. - Tout de même, disaient les villageois, tout de même, qui aurait pu penser que ce serait l'innocent qui cueillerait le Lis d'Argent, la fleur qui donne bonheur et richesse ? - Les sages devaient le penser !" répondit une voix grave. Les paysans se retournèrent : c'était Tridoctus qui venait d'arriver et qui avait parlé. "Ah ! continua-t-il, vous êtes fiers de la petite flamme de votre intelligence ; vous jugez tout, vous pesez tout, vous voyez tout, et vous méprisez l'innocent ! Mais faites taire votre orgueil : car sa part peut-être est plus belle que la vôtre. "Il comprend mal les hommes, mais il comprend Dieu ; et, s'il ne peut s'occuper des choses humaines, c'est que son âme tout entière contemple les choses célestes. C'est pourquoi le Seigneur lui accorde parfois ce qu'il refuse à ses autres créatures : il lui fait entendre la musique des anges, il lui montre la lumière des cieux. Inclinez-vous donc devant lui, car il est sans tache, sans mensonge et sans vice, et rappelez-vous, pour ne l'oublier jamais, cette parole du Christ : "Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume du ciel leur appartient !" Auguste BAILLY - Novembre 1897 |
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