016 Livre Des contes et légendes |
141 Le lingot d'or |
Le lingot d'or C'était un homme singulier que le sabotier Claude Ysengrin. Il habitait son pays natal, le bourg de Bérigny près de Paris. Là comme ailleurs, il fallait durement travailler pour vivre, et le bonhomme Ysengrin, bien qu'il ne chômât guère, arrivait difficilement à gagner sa vie. Cependant la Madelon, sa femme, élevait gentiment leurs trois petits garçons et jamais la huche ne restait vide dans la proprette chaumière où vivait toute la famille. On y eût été heureux, oui, vraiment, autant que des bourgeois, si le sabotier n'eût sans cesse, en faisant ses sabots, maugrée contre toutes les choses. Selon lui, rien n'allait droit dans ce monde ! S'il pleuvait, les légumes allaient être noyés ; s'il ne pleuvait pas, les biens de la terre périraient par la sécheresse ! Il avait beaucoup de commandes, c'était de quoi le faire succomber de fatigue, il en avait moins, le chômage menaçait et il faudrait mourir de faim ! Mais ce qui l'indignait surtout, c'était qu'il y eût des gens riches à qui les cailles tombaient, disait-il, toutes rôties dans la bouche, et des malheureux comme lui obligés de gagner leur pain à la sueur de leur front. Ah ! s'il eût été riche, lui, on aurait vu... il eût fait tant de bien, transformé le pays, nourri, vêtu les pauvres et accompli des choses merveilleuses. Or il arriva que le bonhomme acheta un jour à un colporteur un méchant billet de loterie, et que, grâce à ce billet auquel il ne pensait seulement plus, huit jours plus tard, il gagna le gros lot. Ce gros lot n'était rien moins qu'un lingot d'or, lequel devait être repris par la Banque de France pour quatre cent mille francs ! Claude Ysengrin crut devenir, ce jour-là, fou de joie. Dès le lendemain il monta dans la voiture du messager, et, muni du bienheureux billet, se rendit à Paris. Quand il arriva dans la capitale, il fut flatté de voir que les habitants d'une aussi grande ville se retournaient pour le considérer, mais il ne s'en étonna pas, car il lui semblait déjà qu'un homme possesseur de quatre cent mille francs ne pouvait ressembler au premier venu ! Il est vrai qu'il portait encore sa blouse bleue toute raide et reluisante, son vaste chapeau de feutre, et qu'à ses oreilles se balançaient des anneaux d'or démesurément larges. Claude Ysengrin toucha la grosse somme qui lui revenait, se fit habiller à la mode parisienne et se mit à s'amuser comme un prince. La vue de Paris lui sembla si belle qu'au lieu de retourner dans son pays, il fit venir Madelon et ses trois enfants. Tout ce monde fut installé dans un superbe appartement, et le sabotier, oubliant les rêves généreux qu'il faisait volontiers au temps de sa pauvreté, ne pensa plus qu'à jouir de son bien. Il ne s'inquiéta plus ni du vent, ni de la pluie, ni du soleil, des pauvres sabotiers, moins encore. Ses enfants, qui jadis s'en allaient en jaquette de toile, ne portèrent plus que des habits surchargés d'ornements, tandis que Madelon ayant quitté ses cotillons rayés, traînait à trois pas derrière elle les volants de ses jupons de satin, et ne sortait que coiffée de chapeaux empanachés et couverts de fleurs. Claude Ysengrin s'était mis promptement au ton de sa fortune. Ses domestiques le croyaient tout au moins millionnaire, tant il parlait avec fierté. Il commandait soigneusement les menus de ses repas, proscrivant avec dédain les pommes de terre, dont il avait fait jadis si grand usage et que Madelon et ses enfants aimaient encore. On le voyait au bois de Boulogne monter un joli cheval, au théâtre trôner aux premières loges, tenir haute place dans toutes les occasions comme s'il était né dans un palais et comme si le luxe lui était depuis longtemps familier. Le maire de Bérigny vint le voir à Paris et le pria de faire quelque chose pour sa pauvre commune. Claude Ysengrin, ce jour-là, n'était pas de belle humeur. Le maire s'en retournait avec une maigre offrande de quelques francs, lorsque Madelon le pressa d'entrer chez elle et lui fit un plus large don, après avoir causé pendant un assez long temps avec lui. Quand elle revit son mari, Claude lui demanda d'un air mécontent : "Qu'avais-tu à retenir ce gros personnage mal élevé qui s'est avisé e me traiter comme un de ses maraîchers de Bérigny ? Ces gens-là ne viennent que pour nous arracher un peu d'argent ; ce sont des mendiants, et, quand nous étions dans le bourg, ils nous disaient à peine bonjour en passant. "D'ailleurs, ma chère, il faut veiller à nos écus ! J'ai dû prendre chez mon banquier une certaine somme, et il m'a fait entendre que je dépense un peu trop ! Que veux-tu, j'étais fait pour être grand seigneur !" Madelon soupira : elle voyait bien, la simple créature, qu'allant de ce train an devait gaspiller beaucoup ; mais il lui semblait que quatre cent mille francs étaient une somme énorme qu'on ne devait pouvoir épuiser. Ce qui lui causait du chagrin, c'était de dépenser cela à Paris, au lieu de l'employer à enrichir le bourg de Bérigny. Aussi, sans que son mari s'en doutât, Madelon destinait-elle une petite partie de ce qu'il lui donnait à aider de vieux amis. Le maire et le curé recevaient bien souvent de l'argent d'elle. Sans bruit, elle les chargeait de distribuer des secours au nom de l'heureux gagnant du lingot d'or ; et, dans le pays le nom d'Ysengrin était aimé et respecté. Cependant le sabotier, ne se sentant nullement le désir de diminuer son train de maison, chercha le moyen de le conserver et pour cela entreprit de gagner de l'argent. Quand on connut ses intentions, on lui proposa de toutes parts de bonnes occasions de s'enrichir, et, comme il était ignorant autant qu'avide, il se laissa si bien tromper et voler qu'il se réveilla un jour Gros-Jean comme devant, c'est-à-dire ayant perdu tout son bien. Ce fut un rude coup ! Il fallut vendre les beaux meubles après avoir congédié les domestiques et se défaire de tout peu à peu. A mesure que le pauvre Ysengrin se désolait, Madelon retrouvait un peu de gaieté. Son mari lui disait bien qu'elle n'avait guère de cœur et n'était pas faite pour les richesses, elle en souriait et répondait qu'il valait mieux être ainsi, puisqu'on n'es jamais sûr de garder ces richesses et qu'il faut savoir s'en passer le jour où elles nous quittent. On continua pendant un certain temps à vendre les épaves de la splendeur passée,... un jour tel bijou, un autre jour tel tableau ! puis les dentelles, les manteaux de velours, tout y passa. On se logea dans une mansarde et Claude Ysengrin courut en ville pour trouver un emploi, qu'il ne put obtenir. Ce fut alors qu'il parla humblement de retourner à Bérigny. Madelon enchantée, l'y encouragea bien fort. "Certainement, dit-elle, tu retrouveras tous tes anciens clients ; il ne nous faudra qu'un peu de patience pour nous remettre bien dans nos affaires ; aie du courage. - Mais, vous autres, répondit le pauvre homme, êtes-vous résignés à souffrir de la pauvreté ? - Sois tranquille, reprit Madelon, nous avons tant regretté le bourg, que nous serons heureux de retrouver notre place tranquille, les champs, les bois et notre douce existence." Ils s'en retournèrent tous ensemble. Le sabotier fit humblement sa rentrée dans sa pauvre maison, où tout était demeuré en même place. Il revit tous ses voisins qui le félicitèrent avec effusion d'avoir su noblement user de sa richesse et qui le plaignirent d'avoir perdu une fortune dont il se servait si bien. Ce fut alors que Madelon dut avouer à son mari qu'elle avait été généreuse pendant les jours de leur prospérité ; que l'argent de ses plaisirs avait été employé à secourir des gens dans la peine, à payer l'apprentissage de plusieurs orphelins, à réparer de pauvres maisons. Ysengrin apprit aussi que s'il pouvait rentrer dans son modeste logis, c'était parce que la maisonnette, achetée par Madelon à fort bas prix, lui appartenait, aussi bien que le jardin dont elle était entourée. Il remercia sa femme d'avoir été plus sage que lui, de ne s'être pas laissé éblouir par la richesse, d'avoir semé des bienfaits et surtout de s'être mis en possession d'un abri pour les mauvais jours. Son orgueil s'accommoda de cette leçon. Le sabotier reprit ses outils, travailla sans se plaindre de la destinée et sut oublier ses jours de grandeur. Quant à Madelon, plus heureuse cent fois dans son humble maison que dans son beau logis parisien, elle reprit ses coiffes tuyautées, ses jupes de laine et se hâta aussi d'oublier qu'elle avait porté des chapeaux à plumes. Elle se trouvait heureuse de voir ses enfants heureux et son mari corrigé de sa mauvaise humeur autant que de sa vanité. Le lingot d'or n'avait laissé d'autres traces de son passage que cette maisonnette entourée de pampres et ce jardin qui restaient aux Ysengrin comme un souvenir de la richesse disparue. Mais il n'avaient rien perdu, puisque le bonheur demeurait. E. BOURON DE CLAYES - 1893 |
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