016 Livre
Des contes et légendes
218 Le jambon de Schwartz

Le jambon de Schwartz

Au premier jour de la mobilisation, son père était allé rejoindre son régiment à Dunkerque, et le petit Louis Mathieu avait résolu de le remplacer au fournil, car les Mathieu possédaient l'unique boulangerie du village.
Il fallait bien nourrir les trois cents habitants du pays, qui depuis des années, de mère en fille, prenaient leur pain à la maison Mathieu.
Au commencement les miches furent moins belles qu'à l'ordinaire. Ce n'était tout de même pas le pain K K, et non seulement on s'en contentait, mais on félicitait Mme Mathieu d'avoir un fils si habile qui avait pu du jour au lendemain passer du rang d'apprenti à celui de maître.
Un matin il y eut un gros émoi dans le village : un peloton de uhlans le traversa à bride abattue. Pendant deux jours tout resta tranquille. Le troisième jour, une section d'infanterie ennemie prit possession du village. Le lieutenant qui la commandait distribua des billets de logement à ses hommes. La famille Mathieu fut affligée d'un gros Allemand blond qui s'offrit la meilleure chambre. Il s'appelait Schwartz.
Il savait dire deux mots de français, mais les répétait toute la journée : Mancher, Poire.
Le fait est que lorsqu'il n'était pas de service, il n'avait d'autre occupation que de se nourrir et de se désaltérer.
La cave était devenue son lieu de promenade favori. Heureusement il ne pénétrait jamais dans le fournil, où, au plafond, six beaux jambons achevaient de sécher :
"Ce sera pour nos soldats, quand ils viendront nous délivrer," avait dit Mme Mathieu.
Un jour, le petit Louis constata qu'il n'y avait plus que cinq jambons au-dessus de sa tête. Il fut indigné : Schwartz se permettait de toucher à la réserve faite pour les soldats français.
Il le guetta.
Il était couché depuis un quart d'heure derrière ses sacs, quand la porte du fournil grinça et la face épanouie de Schwartz apparut.
L'Allemand avança prudemment, à pas étouffés.
Il regarda tout autour de la pièce, ne vit personne. Alors il prit un tonneau vide, le roula sous les jambons, grimpa et décrocha le morceau de son choix.
Il le mit sous son bras et descendit.
Louis bondit vers lui :
"Voleur" s'écria-t-il !
L'Allemand, un moment effrayé, recula. Puis, se sachant seul avec l'enfant, il dégaina sa baïonnette et le menaça :
"Toi kapout," dit-il.
Louis compris que toute lutte était inutile entre lui et ce gros homme, il s'écarta.
Le soldat s'en alla avec son butin.
Quand il fut parti, le petit boulanger examina le tonneau. Puis il chercha un marteau, une scie, des clous.
Il se mit au travail et fixa plusieurs rangées de clous le long des bords du tonneau, posa dessus une mince planche de bois, et puis il s'éloigna.
Quelques jours passèrent. Louis veillait en vain sous sa cachette. Schwartz ne revenait pas.
Pourtant, un jour, la porte du fournil grinça et la face rouge sous le casque à pointe se montra de nouveau.
L'Allemand pénétra dans la place avec plus de circonspection que jamais, il prit le même tonneau et commença son ascension ; il allait atteindre sa proie, quand il s'écroula et disparut dans le tonneau.
Louis surgit de sa cachette. En un clin d'œil, il cloua des planches solides à la place du trou qu'il avait scié et adroitement arrangé.
Le soldat vociféra d'abord, puis il s'apaisa. Bientôt même un ronflement sonore s'éleva du tonneau. Schwartz résigné digérait en dormant.
Alors Louis se trouva bien embarrassé et bien anxieux : qu'allait-il faire de ce tonneau ? Si jamais les Allemands connaissaient le tour qu'il venait de jouer, il serait fusillé.
A cet instant des pas se firent entendre, la porte s'ouvrit pour livrer passage à un sous-officier allemand suivi de quelques soldats ; Louis se sentit perdu.
Le sous-officier inspecta le local. Sûrement, il cherchait Schwartz ;
"Enlevez ce tonneau, dit-il, puis cette caisse et tout ce qui peut nous servir."
Le petit boulanger pensa que sa dernière heure était venue. Le sous-officier fouillait tous les coins du fournil. Soudain une fusillade crépita, des cris retentirent :
"Il est trop tard, s'écria le sous-officier, prenez vos fusils, chargez-les et tirez par les soupiraux."
Avant que cet ordre fût exécuté, un sergent de nos chasseurs faisait irruption dans le fournil avec ses hommes. Les allemands, cernés, levèrent les mains et se rendirent.
Comme on les emmenait, voilà qu'un tonneau se mit à remuer avec fracas et une voix sortit de ses flancs :
"A poire, hurla Schwartz."
Nos soldats se regardèrent étonnés.
"Comment, s'écria le sergent français, le tonneau est habité ? Vite qu'on le vide.
- Kamarad, soupira l'Allemand, pas kapout."
On le tira de sa futaille, pâle, piteux, les yeux effarés, ne comprenant guère ce qui s'était passé et tremblant à l'idée qu'on pouvait le fusiller.
Il se laisser fouiller docilement, puis il gagna la place qui lui était assignée dans le cortège des prisonniers qui prit le chemin de nos arrières.
Le petit Louis eut la double joie de se voir débarrassé de ses angoisses en même temps que son village était délivré de l'occupation ennemie.
Et joyeusement, il distribua aux soldats les jambons échappés à Schwartz et de bonnes bouteilles pour les arroser et boire à la victoire.

Georges DEVAILLE
 
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