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016 Livre
Des contes et légendes
133 Le coq et les deux liards

Le coq et les deux liards - Conte Beauceron

Dans la basse-cour d'une ferme, - venant on ne sait d'où, - un coq survint un beau matin. Le coq de la ferme, à la vue d'un rival, songea aussitôt à défendre sa royauté menacée. Fièrement campé sur ses ergots, il lança son cri de guerre, puis, dans un combat singulier, terrassa l'intrus et le chassa jusqu'à la porte de la ferme. Il revint ensuite triomphant au milieu de ses sujets apeurés.
Le nouveau venu, honteux de sa défaite, mais n'osant affronter un autre assaut avec son redoutable adversaire, s'éloigna la crête basse, picorant de-ci de-là dans la rue. En grattant devant une porte, notre coq trouva deux liards qu'il saisit de son éperon.
"Me voilà riche, se dit-il, je vais faire un voyage autour du monde."
Et il partit sur-le-champ. A la sortie du village, il rencontra trois poules en quête de nourriture. L'une d'elles lui dit :
"Tu passes bien fier, compère coq ! Où vas-tu si vite ?
- Je fuis ce pays inhospitalier, mesdames les poules ; je pars en voyage.
- Si nous avions de l'argent, reprirent en chœur les poules, nous irions avec toi.
- Qu'à cela ne tienne, ajouta le coq. Vous pouvez venir, j'ai de l'argent assez pour nous tous."
Et les poules, secouant leurs ailes en signe de réjouissance, partirent avec lui.
Le coq ouvrait la marche, l'air crâne et martial : tel un colonel à la tête de son régiment. Un peu plus loin, ils rencontrèrent deux oies plongeant leur bec dans la vase d'une mare, ensuite un mouton et une chèvre broutant sur le bord du chemin, enfin un chat en quête de mulots. Tous posèrent la même question, reçurent la même réponse et se joignirent successivement à la joyeuse bande.
Ils marchèrent toute la journée, s'amusant de temps en temps, chacun suivant son instinct, grattant, broutant, sautant. Le soleil tombant bientôt à l'horizon, le coq, en chef responsable, se préoccupa de trouver un gîte. Il aperçut une maisonnette isolée dans la plaine et décida d'y demander l'hospitalité d'une nuit pour sa troupe, - en payant, bien entendu, puisqu'il avait de l'argent.
Arrivé devant la maisonnette, le coq s'avança et frappa du bec contre la porte légèrement entr'ouverte. Personne ne répondit.
Le coq recommença à frapper et attendit, regardant sa troupe qui, becs et museaux en l'air, le fixait anxieusement. Sur un signe du coq, la chèvre et le mouton s'approchèrent et, avec leur tête, poussèrent la porte qui s'ouvrit.
Le coq s'avança alors jusque dans la demeure, lentement, prudemment, sur la pointe des ergots ; il regarda, écouta, inspecta de tous les côtés, puis revint vers ses compagnons de fortune.
"Cette maison n'est pas habitée, dit-il, nous allons y passer la nuit."
En ayant ainsi décidé, il fit entrer toute sa suite.
"Moi, déclara-t-il, je coucherai sur la tablette de la cheminée. J'aime bien être haut perché. De mon observatoire, je verrai plus tôt le jour et je vous réveillerai de bonne heure demain matin.
"Toi, dit-il au chat, puisque malgré ta fourrure tu aimes la chaleur, tu coucheras dans le foyer. Mes sœurs, les poules percheront sur les meubles. Mes cousine, les oies, s'accroupiront auprès du seau. Nos grands amis, le mouton et la chèvre, s'installeront au mieux dans le bûcher."
Chacun pris la place qui lui était assignée et s'endormit sous la garde vigilante du coq. Mais, un peu plus tard, la porte s'ouvrit : le propriétaire rentrait chez lui. Il alla droit au foyer pour allumer sa chandelle : un coup de griffe du chat lui fit pousser un cri de douleur.
Voulant mettre une allumette sur la planchette de la cheminée, le coq battit des ailes et lui lança sur la tête divers objets dont la poivrière ; celle-ci s'ouvrit par suite du choc, et le poivre lui tomba dans les yeux.
A demi aveuglé, il courut vers le seau pour se laver : les oies lui pincèrent les doigts si fort qu'il recommença de crier. Pendant qu'il avait la bouche ouverte, il y reçut, venant du haut du buffet, un œuf qu'une poule pondit d'effroi.
Le malheureux griffé, mordu, assailli de projectiles, les yeux saupoudrés de poivre, s'évada au plus vite, persuadé que des voleurs s'étaient introduits dans sa maison. Éternuant, crachant, pleurant, il se précipita vers le bûcher pour y prendre un bâton afin de les châtier. Le mouton le reçu d'un coup de tête qui le renversa. Il se releva et, croyant enfin attraper le bâton, il saisit à pleines mains les cornes de la chèvre.
Se figurant avoir affaire au diable, il devint fou de terreur et se sauva à toutes jambes, bien loin, bien loin, abandonnant sa maison. On ne le revit jamais.
Après son départ, les occupants reprirent paisiblement leur sommeil si brusquement interrompu. Au matin, le coq sonna le réveil. Chacun fit un brin de toilette, et toute la troupe inspecta minutieusement le logis et ses dépendances. Tout parut être à leur convenance. A la suite de cette visite, le coq remonta sur sa tribune et proposa à l'assemblée de ratifier la proposition suivante :
"Mes amis, harangua-t-il, nous avons par hasard découvert le paradis. Je crois que nous aurions tort d'aller chercher ailleurs. Nous ne trouverons jamais une habitation plus convenable... et à meilleur compte. Il y a dans le grenier un immense approvisionnement de grains de toutes sortes, pour vous, mesdames les poules, pour vous aussi mesdames les oies... et pour moi. Il y a de l'eau dans la mare pour nous tous ; de l'herbe dans le jardin pour madame la chèvre et monsieur le mouton. Les souris ne manqueront pas, certes, à monsieur le chat."
Tous furent de l'avis du coq. Ils s'installèrent à demeure... et ils y sont toujours, vivant dans l'aisance et dans l'union... Et voilà comment un coq devint propriétaire d'une métairie avec deux liards qu'il possède encore.

Félix CHAPISEAU
 
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