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016 Livre
Des contes et légendes
224 Le Château de la Fortune

Le Château de la Fortune

En ce temps-là, il y avait, sur une des plus hautes montagnes qui s'élèvent au-dessus de la vallée du Rhin, un château mystérieux qu'on appelait le Château de la Fortune. Des légendes fantastiques couraient sur les richesses fabuleuses qu'il renfermait.
Et pourtant personne au monde ne pouvait se vanter d'avoir admiré toutes ces richesses, car personne n'avait encore réussi à pénétrer dans le château mystérieux.
Bien peu, même, avaient pu s'en approcher. Il fallait, pour l'atteindre, traverser l'immense Forêt Noire, remplie de précipices, escalader d'énormes rochers, franchir des torrents impétueux, éviter les dangers, les embûches de toutes sortes qui en défendaient l'accès, enfin, sortir victorieux de certaines épreuves terribles.
On savait cependant encore une chose : le château était habité par une princesse d'une beauté merveilleuse, dont la main et les richesses appartiendraient au mortel assez téméraire et assez heureux pour parvenir jusqu'à elle.
Depuis longtemps, aucun étranger ne s'était présent pour tenter l'aventure, lorsqu'un jour, le bruit se répandit dans la contrée de l'arrivée d'un jeune garçon qui, disait-on, avait la folle prétention de réussir là où les plus habiles et les plus puissants avaient échoué.
A ceux qui lui avaient demandé son nom, il avait simplement répondu :
- "Je m'appelle Conrad le Têtu."
D'où venait-il ? On l'ignorait. A toutes les questions, il se bornait à répliquer qu'i n'avait pas le temps de s'attarder à causer avec les curieux qu'il rencontrait, et il pressait le pas.
Il traversa ainsi de nombreux villages. Du seuil de leur porte, les habitants le regardaient s'éloigner en se disant : "C'est Conrad le Têtu !"
Et il souriaient, en haussant les épaules, de sa jeunesse et de son piteux équipage. Pour affronter les terribles dangers qui l'attendaient, il n'avait pour toute arme qu'un bâton avec lequel il s'aidait à marcher.
Après de longs jours de fatigue, il arriva enfin à l'entrée d'un hameau voisin de la Forêt. Comme il allait s'y engager, il s'entendit appeler, et il aperçut une vieille femme assise sur le talus qui bordait le chemin.
- "Mon bon monsieur, lui dit-elle, vous semblez bon, ne voudriez-vous pas m'aider à me relever ? Je suis si lasse que je n'en ai plus la force.
- Volontiers," répondit-il.
Et, la prenant par les mains, il l'attira à lui et la mit debout.
C'était une pauvre vieille au nez crochu, aux cheveux blancs, à l'œil pourtant vif et malicieux.
Elle boitait horriblement.
- "Mon bon monsieur, fit-elle en geignant, je ne pourrai jamais, si vous ne me prêtez votre bras, gagner ma cabane qui se trouve tout au bout du village. Si c'est votre chemin, ne me refusez pas votre appui.
- Cela, pensa Conrad, ne peut me retarder. Peu importe que l'on rie en me voyant au bras une vieille femme contrefaite ; ma mère m'a appris à ne jamais rougir d'une bonne action..."
Il offrit donc gracieusement la main à sa singulière compagne, et la conduisit à travers le hameau vers sa misérable demeure.
Cependant, tout en sautillant à ses côtés, la petite vieille arriva au seuil de sa cabane.
- "Mon beau cavalier, lui dit-elle, vous me plaisez, je veux faire quelque chose pour vous. Prenez ces trois boules de cristal. Chacune d'elles peut vous tirer d'un danger. Il vous suffira pour cela de la briser. Mais n'ayez recours à elles qu'à la dernière limite. Derrière le péril que vous voulez éviter, peut-être en est-il un autre plus terrible."
A ces mots, elle disparut.
Conrad, qui avait lu beaucoup de contes de fées, ne douta pas, alors, que la vieille femme n'en fût une. Aussi serra-t-il précieusement les boules merveilleuses dans sa poche ; puis, allègrement, il reprit son chemin.
Il arriva bientôt à l'entrée de la Forêt.
Quel que fût son courage, il frémit au moment de quitter la route pour s'engager sous l'ombre des grands arbres. Il allait se trouver dorénavant dans une solitude mystérieuse, au milieu de laquelle il lui faudrait s'avancer, entouré de périls et d'obstacles.
N'importe ! Ayant assuré solidement son bâton dans sa main, il pénétra bravement sous bois.
Après de longues heures de marche, Conrad le Têtu s'arrêta désespéré. Au prix de fatigues inouïes, il s'était à peine avancé de quelques centaines de mètres. Le chemin était, à chaque pas, coupé par de profondes crevasses qu'il fallait contourner, barré par d'énormes rochers qu'o ne pouvait escalader qu'en s'écorchant cruellement les mains et les genoux, obstrué par des ronces aiguës qui formaient des buissons impénétrables.
Soudain, il s'arrêta. Devant lui, une montagne de rochers s'élevait à une hauteur prodigieuse. Aucun moyen, semblait-il, ne permettait de la franchir.
A droite et à gauche, elle s'étendait indéfiniment. Quant à l'escalader, on ne pouvait y songer.
Tristement, Conrad contemplait ce spectacle décourageant quand l'idée lui vint d'essayer du pouvoir magique de ses boules merveilleuses. Déjà il s'apprêtait à briser la première, lorsqu'il songea à l'avertissement de la vieille femme.
"Qui sait, se dit-il, si je n'en aurai pas plus tard un plus pressant besoin. Avant de recourir à ce moyen extrême, tentons l'impossible."
Et courageusement, il s'avança vers la muraille.
Chose étrange, à mesure qu'il s'approchait, la montagne reculait, reculait, tout en diminuant. Au bout de quelques pas, la muraille avait disparu comme par enchantement.
Devant notre héros s'étendait une verte pelouse, parsemée de fleurs brillantes. Un clair ruisseau la traversait et allait se perdre sous l'ombre fraîche de grands arbres chargés de fruits savoureux.
Conrad, à la pensée du doux repos que semblait lui promettre le séjour de ce site enchanter, sentit plus lourdement sa fatigue, et, sans plus tarder, il s'étendit délicieusement sur le moelleux tapis de gazon.
Ce fut avec peine que, le lendemain, Conrad quitta ce séjour délicieux et reprit sa marche, hélas ! toujours plus difficile. Il avançait de bien peu chaque jour.
Plusieurs fois il faillit tomber dans des précipices affreux, être emporté par le courant impétueux d'un torrent, mais sa volonté et son énergie lui firent surmonter tous ces périls.
Il commençait même à s'y habituer. Son esprit et son corps s'étaient endurcis et fortifiés dans cette lutte continuelle ; il entrevoyait déjà avec joie le succès de son entreprise, lorsqu'il arriva un jour à l'entrée d'un passage étroit percé entre deux murailles de rochers qui s'élevaient à pic. Il s'y engagea bravement, mais à peine eut-il fait quelques pas qu'un bruit épouvantable se fit entendre derrière lui. Il se retourna avec frayeur. Les deux murailles de rochers venaient de s'écrouler, fermant complètement la route qu'il venait de parcourir. Il était impossible désormais de retourner en arrière.
"Bah ! se dit-il, n'est-ce que cela ...? En avant !"
Mais au même instant, devant lui, occupant toute la largeur de l'étroit passage, se dressa un géant affreux qui brandissait une énorme massue.
- "Où vas-tu ?" s'écria le géant d'une voix formidable.
Soudain, la pensée de ses boules merveilleuses traversa l'esprit de notre héros. Résolument il mit une main dans sa poche, saisissant la première qu'il sentit sous ses doigts.
- "Où vas-tu ? hurla une deuxième fois l'épouvantable géant.
- Je vais au Château de la Fortune ! répondit fermement Conrad en serrant dans sa main son précieux talisman.
- Malheureux... ! Oserais-tu prétendre à la main de la princesse ?
- Oui, répliqua encore Conrad.
- La princesse ne peut appartenir qu'au plus fort et au plus beau, ricana le monstre. Ne suis-je pas le plus fort ?
- Peut-être ! répondit notre jeune héros.
- Ah ! Ah ! Et ne suis-je pas le plus beau ?"
En disant ces mots, le géant fit un pas en avant, levant sa massue.
"Non !" répondit Conrad hardiment en tirant la main de sa poche.
Au même instant la terrible vision disparut.
Conrad continua sa route, le coeur plein de joie d'avoir échappé à ce danger, sans avoir eu à se servir de sa boule.
La sortie du ravin lui ménageait une heureuse surprise.
En effet, à peint avait-il dépassé le dernier roche qu'il aperçut devant lui, tout près semblait-il, le Château de la Fortune dont la masse imposante s'élevait majestueusement.
Son émotion fut si grande qu'il pensa défaillir ; puis, tout à coup, comme un insensé, il se précipita, courant, sautant, franchissant les obstacles. Il avait des ailes, il volait.
Cette fois, ce n'était pas une illusion.
Bientôt, il arriva en face d'une porte immense qui, à sa profonde surprise, s'ouvrit toute grande.
Une haie d'hommes d'armes, de pages, d'écuyers silencieux et respectueux se forma aussitôt. Tous, sur son passage, s'inclinaient comme devant le maître attendu. Cette haie aboutissait à une salle d'une richesse, d'un luxe incomparables, au fond de laquelle un trône d'or massif, incrusté de diamants, était élevé.
A l'approche de Conrad, le cercle des brillants seigneurs qui entouraient ce trône s'écarta, laissant apercevoir au jeune héros... qui ? La charmante princesse qui régnait sur ce royaume féerique ?
Non.... Horreur !
Sous un dais magnifique, le sceptre à la main, se tenait la vieille bonne femme contrefaite, au nez crochu, à l'œil moqueur.
- "Voici ma main, mon galant et beau chevalier, ricana-t-elle en se levant et en tendant une main décharnée vers Conrad qui recula de dégoût..., ma main et mes richesses. Tout cela est à toi.
- Eh quoi ! pensait l'infortuné, aurais-je consacré tant d'efforts à la conquête de trésors que l'on disait merveilleux, pour voir, lorsque je crois avoir atteint le but, s'envoler mes chers rêves !...
- Eh ! eh ! eh !" ricana l'horrible vieille, comme si elle eût deviné les tristes pensées qui s'agitaient dans l'esprit de Conrad.
Mais ce n'était qu'une suprême épreuve.
Conrad, la mort dans l'âme, tira de sa poche son mouchoir pour essuyer ses yeux remplis de larmes.
Alors... chose merveilleuse, ce mouvement ayant fait tomber l'une après l'autre sur les dalles de marbre les trois boules enchantées, voilà que.. toc, toc, toc... en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, au choc de la première, la vieille fée se changea en une jeune femme, puis, au choc de la seconde, en une belle jeune fille, enfin, au choc de la troisième, en une ravissante princesse tout illuminée de bonté et de grâce, qui d'un pas souple descendit de son trône et, aux acclamations de toute la cour, tendit à Conrad radieux la plus jolie main du monde...

Etienne JOLICLER
 
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