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016 Livre
Des contes et légendes
127 La vengeance de la forêt

La vengeance de la forêt

Ceinture rouge autour de la taille, béret sur la tête, hache à la main, le bûcheron Bertrandon s'en alla de bon matin abattre l'un des plus vieux hêtres de la montagne. Han ! Au premier coup, l'arbre frissonna jusqu'aux dernières feuilles et gémit ; au second coup - han ! - s'échappa du centre de l'arbre, glissant le long des rameaux, sautant de branche en branche, pirouettant avec l'agilité d'un écureuil et la légèreté d'un oiseau, un tout petit bonhomme à barbe blanche, habillé de vert des pieds à la tête. Au moment de sauter à terre, il se retourna pour jeter à l'arbre un dernier regard, puis, avec un cri, il disparut.
C'était l'un de ces génies dont chacun a pour demeure un arbre, grandissant et vieillissant avec lui, depuis l'instant où il sort de terre jusqu'à celui où meurt la dernière feuille. Bertrandon, qui songeait aux pièces d'or contre lesquelles il échangerai le beau bois du du hêtre, ne l'avait pas vu passer. Le génie traversa la forêt, où broutaient les chèvres du berger Bernardon, et il arriva au pied d'une muraille de roches, au-dessus de laquelle la neige ne fondait jamais. Là, dans une caverne sombre, habitait le Roi de la Montagne, très vieux et très calme.
Le petit génie vert se présenta devant lui et lui raconta comment l'homme venait de le chasser de chez lui, à coups de hache dans le cœur du vieil arbre.
"Pourtant, dit-il, jamais je n'avais fait à l'homme que du bien. En été, l'ombre de mes feuilles vertes entretenait la fraîcheur et l'humidité pour lui, ses enfants et ses bêtes ; en hiver et au printemps, mes racines et mes feuilles sèches retenaient les gouttes d'eau qui tombent des nuages et des champs de neige, les empêchant ainsi de se précipiter toutes à la fois dans la vallée. Roi de la Montagne, venge-moi !"
Le Roi de la Montagne, très vieux et très calme, répondit :
"Voici des années et des siècles que des êtres pareils à toi viennent me trouver pour me faire le discours que tu m'as fait. Génies des hêtres, des châtaigniers et des sapins, génies, des pins et des chênes, chassés par l'homme à qui ils n'avaient jamais fait que du bien, tous, chacun son tour, me demandent vengeance."
Le Roi de la Montagne, très vieux et très calme, parlait de plus en plus lentement. Le génie vert s'impatienta :
"Et ils ont raison, par ma barbe blanche et mon habit vert ! L'homme devient trop insolent ! Qu'attends-tu pour ordonner à l'avalanche de l'engloutir, aux rochers de l'écraser ? Vengeance !"
Le Roi de la Montagne répondit : "Patience !"
Sans avoir rien obtenu, le génie du hêtre s'en alla.
Le lendemain, le vieil arbre étant coupé, débité, emporté, Bertrandon s'attaqua à un autre, puis à un autre, et toujours ainsi ; tant et si bien qu'enfin il ne resta plus de la forêt que quelques buissons et les tout jeunes arbres.
Ils étaient heureux, les tout jeunes arbres ! Plus rien autour d'eux pour arrêter l'air et le soleil ; ils avaient la lumière, la liberté ! Aussi poussaient-ils comme des fous.
"Bientôt, disaient-ils, la montagne sera redevenue aussi verte qu'autrefois.
- En attendant, répondit une chèvre qui passait, donnez-nous à manger ; nous avons faim."
Et d'un coup sec, elle cassa avec ses dents une branchette couverte de bourgeons. Autour d'elle, des centaines d'autres chèvres en faisaient autant ; dispersées dans la jeune forêt, elles se rassasiaient de rameaux tendres ; au bout de quelque temps, les petits arbres ainsi maltraités se desséchaient et mouraient. Leurs petits génies, alors, sautaient à terre et couraient se plaindre au Roi de la Montagne.
"Vois-tu, criaient-ils, tu as laissé les hommes tuer les vieux arbres et chasser les vieux génies ; c'est notre tour, maintenant, et c'est beaucoup plus triste encore ; quand te décideras-tu à nous venger ?"
Pareil à de petits lézards verts, ils frétillaient autour du Roi et lui marchaient sur les pieds ; lui, très calme, répondait :
"Patience !
- Tu ne sais dire que ça ! Ne nous feras-tu jamais d'autre réponse ?
- Quand une réponse est bonne, pourquoi en changer ?"
Pirouettant, tourbillonnant, ils s'éloignaient donc, mais le lendemain il en venait d'autres, puis d'autres encore, jusqu'au jour où mourut le dernier petit arbre. La verte forêt avait disparu.
A sa place s'étendit bientôt une prairie, ou Bernardon se réjouissait de voir paître ses chèvres et ses moutons, trois fois plus nombreux qu'autrefois ; et Bertrandon, enrichi par la vente des arbres, s'était fait bâtir dans la vallée une jolie maisonnette à volets verts.
Tout étant ainsi réglé, chacun sur la montagne se résigna à son sort et, pendant plusieurs années, le Roi fut laissé très tranquille par ses sujets. Puis voilà qu'un jour il vit arriver une troupe d'êtres menus et malingres qui s'annoncèrent comme étant les génies des brins d'herbe : ils avaient, disaient-ils, grandement à se plaindre de mesdemoiselles les gouttes d'eau, qui, en dégringolant du haut en bas de la montagne, s'amusaient à détacher du roc et à entraîner dans leur course folle la bonne terre qui donne à manger :
"Quand nos racines ne trouveront plus rien à sucer que le roc nu, comment vivrons-nous ?"
Le Roi de la Montagne n'a aucun pouvoir sur les hommes, mais il en a sur les gouttes d'eau ; c'est pourquoi les plaintes des brins d'herbe furent mieux accueillies que celles des petits arbres. Sur l'ordre du Roi, le soleil fit tomber un rayon sur l'un des petits glaçons qui formaient au toit de la caverne un tapis blanc. Changé en une goutte d'eau - petite personne rondelette au costume bariolé, - il vint choir aux pieds du Roi et fut sommé d'expliquer sa conduite.
"Eh bien, répondit la personne rondelette assez impertinemment, voilà qui est raide ! On croit donc que c'est pour notre plaisir que nous entraînons en courant cette vilaine terre noire, qui salit nos robes neuves ! Hélas ! Nous ne pouvons faire autrement ; nous courons, et la terre nous suit, parce que les racines des arbres ne sont plus là pour la retenir. C'est la faute des arbres tout ça !
- Tout ça, s'écrièrent les génies verts accourus là pour la circonstance, c'est la faute de l'homme. Vengeance !
- Vengeance ! répétèrent les brins d'herbe.
Comme il ne pouvait rien pour les brins d'herbe, le Roi de la Montagne se contenta se répondre : "Patience !"
Comme c'était prévu, la terre abandonna de plus en plus le flanc de la montagne, et les pâturages devinrent si maigres que les moutons de Bernardon, quoique très sobres, y trouvaient à peine leur vie.
"Heureusement, se disaient-ils les uns aux autres pour se consoler, il y a dans la vallée des prairies grasses à souhait où nous ferons bombance."
Hélas ! Ils auraient été moins confiants s'ils avaient pu voir, par une belle nuit d'été, glisser vers la demeure du Roi de la Montagne une petite forme blanche, aux longs vêtements, aux longs cheveux, et s'ils avaient pu entendre ce qu'elle dit de sa voix claire, douce et monotone, sans s'arrêter aux points ni aux virgules.
"Roi de la Montagne, je suis une de ces fées à qui tu as confié la garde des sources. Je me tiens à l'une de ces portes sombres par où les gouttes d'eau sortent de terre et, à mesure qu'elles passent, je leur donne mes conseils et mes ordres. Je leur dis la route qu'elles devront suivre, les autres troupes auxquelles elles se joindront pour former une armée, et les travaux qu'elles auront à faire : donner à boire aux plantes, aux bêtes et aux hommes, faire tourner les roues de moulins, activer les machines électriques, etc. Jusqu'ici, elles m'obéissaient et tout le monde était content d'elles. Mais voici que depuis quelque temps je remarque avec inquiétude que mes troupes ne sortent plus aussi nombreuses par la porte sombre ; tous les jours, il manque quelques gouttes à l'appel ; qu'est-ce que cela signifie . Roi de la Montagne, cela ne peut durer !"
Aussitôt, le roi appela une goutte d'eau à comparaître devant lui.
Et ce fut celle-là même qui avait répondu aux brins d'herbe.
Elle se blottit dans le voile de la Source et fut plus impertinente encore que la première fois.
"En voilà, cria-t-elle une injustice ! Nous chercher chicane, à nous, qui ne demandons qu'à faire tranquillement notre petit devoir de gouttes d'eau ! Oui, le rêve de chacune de nous, dès qu'elle a touché le sol, c'est de se faufiler sous les feuilles sèches, de se creuser un chemin dans la terre dure, d'arriver après un long voyage à l'obscurité, dans une de ces cavernes profondes où se donnent rendez-vous les gouttes d'eau de la montagne entière, pour ressortir enfin, chacune à son tour, à mesure que, dehors, la terre à besoin de nous. A qui la faute, s'il nous est devenu, maintenant, presque impossible de trouver le chemin des cavernes ? A qui la faute si, au lieu de feuilles, de mousse et de terre où l'on peut s'abriter, nous ne trouvons plus que le rocher dur et à pic ? A qui la faute, si, sur ces pentes raides, nous glissons à une vitesse vertigineuse jusqu'au pied de la montagne, si les cavernes se vident, si les sources tarissent ? Aux arbres qui devaient retenir la terre et qui ne l'ont pas fait.
- Aux hommes, crièrent les génies, qui ont tué les arbres ! Si les sources se dessèchent, si les plantes meurent, si les hommes souffrent, tant mieux ! Nous serons enfin vengés !
- Hélas ! dit la Source en pleurant, ils ne savaient pas. Pitié pour eux !"
Le Roi de la Montagne de plus en plus vieux et toujours aussi calme, répondit aux génies des arbres et des brins d'herbe :
"Comprenez-vous maintenant que je n'avais pas besoin de vous venger moi-même ? Le mal qu'on fait les hommes va retomber sur eux."
Et à la Source :
"Je ne peux rien pour les hommes, car, ce qu'ils ont détruit, il n'est pas en mon pouvoir de le refaire."
Alors tout le monde se tut et on se dispersa.
Ce qu'avait prédit la goutte d'eau arriva. Les réserves d'eau de la montagne se vidèrent peu à peu, et, par un été très chaud, les sources cessèrent de couler.
Les prairies de la vallée se desséchèrent, les moutons ne trouvèrent plus de quoi manger, et le berger Bernardon se désola en voyant son troupeau de bêtes maigres diminué de moitié.
Quant au bûcheron Bertrandon, peu lui importait. L'argent qu'il avait gagné était bien en sûreté au fond d'un bas de laine et, dans sa maisonnette neuve, il était heureux.
Mais écoutez ce qui arriva.
Un jour - c'était au commencement du printemps - le soleil fit fondre si brusquement les neiges des sommets que la pente de la montagne se trouva en un instant envahie par d'innombrables gouttes d'eau. Elles glissaient sur les rochers lisses à une allure folle, formaient, en se rencontrant, des milliers de ruisselets qui s'unissaient pour donner des ruisseaux, puis des torrents ; et toutes ces troupes, indisciplinées, sauvages, sans loi ni maître, se précipitaient sur la vallée.
En un clin d'œil, le village fut cerné. Furieuses, les eaux montaient à l'assaut des maisons, qui s'écroulaient. Alors, elles ravagèrent tout ; récoltes, animaux, meubles, roulaient pêle-mêle. Les hommes, désespérés, s'enfuyaient, et les eaux se précipitaient à leur poursuite. Personne, cependant, ne fut noyé ; mais Bernardon perdit les trois quarts des moutons qui lui restaient encore, et Bertrandon eut beau chercher sous les décombres de sa maison, il ne retrouva pas son bas de laine.
Et ce fut la grande vengeance des génies de la forêt.
Si mon histoire vous paraît invraisemblable, allez dans les vallées des Pyrénées. Vous y verrez des roches unies et sèches, des prairies maigres, des villages ravagés par l'inondation. Et les gens du pays vous diront qu'il n'en était pas ainsi autrefois, quand les flancs de la montagne étaient vêtus de larges forêts et qu'au bas des pentes jaillissaient des sources fraîches. Ils vous diront peut-être aussi qu'on essaye maintenant, à grand'peine et à grands frais, de reboiser les Pyrénées : mais soit que le Roi de la Montagne y mette de la mauvaise volonté, soit plutôt que l'homme soit trop faible pour refaire ce qu'il a détruit, jusqu'à présent, on n'a pas abouti à grand'-chose...

Thérèse JEANROY - 1910
 
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