016 Livre Des contes et légendes |
166 La tour penchée |
La tour penchée - Légende sarladaise Gaspard de Reilhac, seigneur de Belcayre-sur-Vézère, en Périgord, accoudé au parapet de la terrasse de son château qui, de haut surplombait la rivière, semblait s'absorber dans ses pensées. Ces pensées n'étaient pas sans doute couleur de rose, car parfois un pli barrait le front du fier chevalier, parfois aussi une expression de colère ardente passait sur son visage hautain. Bientôt, un pas pressé fit crier le sable de la terrasse et Martin, le fidèle écuyer de Gaspard, s'approcha de son maître : - Voici, dit-il, messire, un billet que vient de me remettre pour votre seigneurerie, Guillot, l'innocent de Thonac ; il le tenait de Hugonne, la nourrice de damoiselle Héliette de la Vermandie ?... - C'est bien ! veille à ce qu'il soit donné à Guillot une chopine de vin et quelques liards. Tandis que l'écuyer s'éloignait pour accomplir sa mission, le jeune homme, dont le visage énergique était devenu pâle, ouvrit vivement la missive et lut non sans peine, les lignes suivantes, tracées d'une écriture tremblée, avec une encre rosée dont la vue fit bondir le vaillant capitaine. - Par la mort Dieu ! murmura-t-il, cette lettre est écrit avec le sang de mon Héliette ! Son damné père la détient prisonnière ! En effet, le laconique message contenait simplement quelques mots : "Messire, mon père me tient enfermée dans le plus haut cachot de la tour du Levant, j'en dois sortir, dit-il, pour épouser Hugues de Rainac. "Par grâce, mon vaillant chevalier, venez me délivrer. Notre-Dame de Fontpeyrine vous en donnera la force. "Votre malheureuse Héliette." Gaspard posa ses lèvres sur le parchemin écrit avec le sang de sa bien-aimée, puis, étouffant un juron, serra d'une main qui tremblait la précieuse relique dans la poche de son pourpoint couleur "ventre de biche". Alors, de nouveau accoudé au parapet de la terrasse, il laissa ses yeux sombres errer sur la verte Vézère qui coulait ses eaux limpides au pied du beau rocher (rocher, se disait bel cayre). Derrière le chevalier "la maison noble" projetait l'ombre de son corps de logis à cordon mâchicoulis, et de sa tour ronde au toit de pierres plates. Devant lui, la plaine fertile étalait la mosaïque de ses terres brunes fraîchement labourées, de ses blés jaunissants et ses prairies verdoyantes, enveloppés de poussière d'or par le soleil d'un beau jour de juin. Mais, insensible au charme de ce paysage reposant, le capitaine Belcayre (c'était ainsi qu'on le désignait le plus souvent) songeait seulement au moyen de répondre d'une manière efficace et rapide à la prière de sa belle et blonde fiancée Héliette, qu'un père cruel avait rélolu de lui enlever pour la jeter dans les bras de cet Hugues de Rainac, un ennemi juré de Gaspard de Reilhac, chef des ligueurs en Sarladais, avait combattu maintes fois. Et le jeune homme évoquait l'image de sa douce mie, telle qu'il l'avait vue lors de leur dernière rencontre ; il la revoyait blanche et si jolie avec son "vertugadin" couleur d'herbe fraîche, tout passementé d'argent et ses manches en formes d'ailes ; il lui semblait contempler la tête fine aux yeux bleus comme un bleuet des champs, aux cheveux blonds que le soleil avait dorés, à l'ensorcelant regard d'ange. Oh ! comme il était charmant, ce visage à la fois doux et mutin, s'échappant comme une fleur de la grande collerette en dentelle de Venise. A ce souvenir, la physionomie du chevalier s'adoucit singulièrement, un sourire ému flotta sous ses longues moustaches brunes, découvrant un instant ses dents blanches ; et son cœur, qui n'avait jamais connu la peur, se mit à battre très fort ! Mais, de nouveau, le pas de Martin fait crier le gravier de la terrasse et le fidèle serviteur s'approche de son maître. - Le croirais-tu, Martin, dit Gaspard, d'une voix qui tremblait de colère, le sire de la Vermandie veut marier sa fille à Hugues de Rainac, ce maudit parpaillot, mon plus mortel ennemi ! - Il veut marier damoiselle Héliette à un autre, après vous l'avoir solennellement promise à Notre-Dame de Fontpeyrine ! Est-ce possible ? - Oui, le seigneur Hélie de la Vermandie, traîte à la foi de ses pères, est aussi parjure envers moi. Il s'est, comme tu le sais, décidément rangé sous la bannières des Huguenots et, voulant leur fournir un gage de sa fidélité, il a conçu le diabolique projet de donner à leur chef la main de son unique fille, mais cela ne sera pas, par la mort du Christ ! La Benoîte dame Marie, dont moi et les miens avons toujours porté les couleurs, comme en témoignage notre écu, sera pour ses fidèles. Je fais voeu, dès aujourd'hui, si la Reine du ciel exauce ma prière, d'aller avec la damoiselle Héliette, devenue mon épouse, d'ici au sanctuaire de Fontpeyrine pieds nus et la corde au col ! - Notre-Dame entendra votre prière, messire, j'en suis certain, reprit Martin, car nul n'ignore, dans le pays de Sarlat, que le capitaine Belcayre a toujours été le plus chaud partisan de la ligue, et un ardent champion de la véritable Église. Vous vaincrez encore Rainac, comme vous l'avez fait autrefois. - Oui, répondit le capitaine. Voici deux ans passés que, traître et félon, mon ennemi fit, sans provocation aucune et par une nuit obscure, pétarder notre maison, et emmena mon père qu'il retint prisonnier dans son château de Campagnac. Ma revanche fut éclatante. Te souviens-tu du jour, où, si gaillardement, nous délivrâmes mon père, après nous être emparés de Campagnac ! Cependant je n'ai point pardonné, car cet événement hâta certainement la fin de "l'auteur de mes jours". Et maintenant, ce baron voudrait me voler ma promise ? Morbleu, cela ne sera pas ! Une fois de plus Rainac et Reilhac se mesureront, et, je le sens, la victoire me restera car Madame Marie intercédera pour ses fidèles. Hâte-toi donc, Martin, de faire seller nos destriers, nous allons, sur l'heure, sommer le seigneur de la Vermandie de tenir parole. Quelques instants plus tard, le capitaine Belcayre et son fidèle écuyer gravissaient au pas relevé de leurs coursiers agiles, le sentier escarpé qui, au travers d'un bois de chêne, conduisait au château de la Vermandie. Tout en haut du coteau, encore baigné de soleil, tandis que déjà la vallée s'emplissait d'ombre, la place forte dressait ses murailles crénelées, le clocheton aigu de sa chapelle, devenu hélas un lieu de réunion où les disciples de Calvin disaient le prêche ! Dominant tout l'ensemble des bâtiments, la tour où était enfermée Héliette profilait ses redoutables mâchicoulis ! Calme et résolu, ayant grand air et fière mine, avec son armure sombre "en queue d'écrevisse", ses cuissards et ses jambières, Gaspard de Reilhac demeurait silencieux et rêveur. Sous le casque à long panache flottant, la visière relevée laissait à découvert le visage énergique, au profil sombre de patricien romain, aux yeux immenses et au teint mat. Sur le caparaçon de la selle, se lisait l'écu du chevalier, d'or à la bande de gueule, chargé en chef et en pointe de trois fleurs de lys d'azur. A l'un des détours du sentier, les cavaliers dépassèrent Guillot l'innocent : - Voici pour toi, lui dit le jeune seigneur en lui tendant deux écus d'argent blanc, promets-moi d'aller, demain, faire brûler un cierge devant la bonne Vierge de Fontpeyrine. - J'en ferai brûler deux, messire, et je réciterai dix chapelets pour que la Dame du Ciel vous ait en sa sainte garde, ainsi que la bonne damoiselle Héliette, car, tous les deux, vous êtes secourables aux misérables. Le capitaine sourit et pressa son cheval d'un coup d'éperon. Quelques instants après, parvenus en haut du plateau, les cavaliers gravirent la rampe crénelée et s'arrêtèrent sur le bord du fossé, puis hélèrent le veilleur qui abaissa le pont-levis, pour le relever après le passage des arrivants. "Nous voilà comme des rats pris au piège. Comment sortirons-nous de cette souricière ?" pensa l'écuyer. Cependant, le seigneur Hélie a été prévenu de l'arrivée de son hôte ; il s'élance au-devant de lui et avec force compliments, l'introduit dans la grande salle dallée et fraîche, aux fenêtres grillées, aux murs recouverts de fresques naïves, à l'immense cheminée de chêne sculpté, aux meubles antiques. Sur la table massive, recouverte d'une nappe ourlée de velours incarnadin et frangée d'or, le majordome, d'après un signe de son maître, disposa des hanaps d'argent, des buires de verre de Venise irisé, aux pieds d'étain, où les vins vieux de Cahors et de la côte de Jaures prenaient des tons de rubis et de topaze. Le seigneur de Vermandie était un homme soixante ans environ, de stature médiocre et de visage pâle : il cachait, sous une apparente courtoisie, une âme ambitieuse et cupide. Plus rusé que brave, il avait d'abord promis sa fille au capitaine Belcayre ; puis, jugeant qu'une alliance avec Rainac serait plus avantageuse sous tous les rapports, il s'était empressé, pour lui complaire, de changer de religion ; cela n'avait pas suffi au chef des Hugenots ; charmé par la beauté d'Héliette, désireux surtout de se venger de Gaspard de Reilhac, Rainac avait demandé la main de la jeune fille à son père et l'avait facilement obtenue. La nuit suivante, malgré les protestations et les larmes de la malheureuse enfant, un ministre protestant devait l'unir au baron de Rainac. Devant le fait accompli, Gaspard s'inclinerait, sans doute, sinon la lutte reprendrait entre les deux mortels ennemis, et le seigneur de la Vermandie se retirerait de la mêlée. Cependant Hélie de Vermandie, en tête à tête avec le bouillant capitaine, loin de révéler ses intentions, redoublait d'amabilité et de promesses évasives. La redoutable rapière que le jeune homme avait négligemment allongée près de lui, n'était pas sans impressionner le vieux sire. Mais Gaspard, nullement convaincu par ces propos patelins, alla droit au but, selon sa coutume. - Vous me voyez ici, seigneur Hélie, déclara-t-il de sa voix impérieuse, pour vous demander de fixer sans délai la date de son mariage avec damoiselle Héliette, que vous m'avez solennellement promise en le sanctuaire de Notre-Dame de Fontpeyrine, voici un an passé ; ce sont des fiançailles trop longues à mon gré !... - Je comprends votre impatience, mon cher voisin, mais songez que ma fille est bien jeunette, elle n'a pas vu encore dix-huit fois fleurir les rosiers et mûrir les cerises. - Peu importe ! je vous ai entendu dire maintes fois que la noble dame de la Vermandie, votre épouse, malheureusement défunte, n'avait pas seize ans lors de vos noces. - Sans doute, mais elle était orpheline, point trop heureuse auprès d'un tuteur sévère, enchanté de se débarrasser de sa pupille, tandis que je redoute de me séparer de mon Héliette, le rayon de soleil de mes vieux ans. - Belcayre est bien près de la Vermandie, notre maison sera la vôtre chaque fois qu'il vous plaira d'y venir. - Ce n'est point chose semblable ! Fille mariée, fille perdue pour ses parents. Mais, acceptez donc un autre gobelet de ce vieux Cahors, il me fut donné par l'ancien évêque de Sarlat qui était du Quercy et on ne le trouve pas sans mérite. - Il est fort bon, répondit Gaspard, en vidant la coupe de vin parfumé, mais, revenons au sujet de notre entretien. Le mois de juillet vous conviendrait-il comme époque à notre union ? - Oh ! impossible, les apprêts des noces ne sauraient être terminés dans un si court délai ! A ce moment, un messager, blanc de poussière, fut introduit : - Noble seigneur, dit-il en saluant le châtelain et son hôte qu'il ne reconnaissait point, tant il trouvait la salle obscure en venant du grand jour, mon maître, le baron de Rainac, me charge de vous dire qu'un évènement imprévu retardera de quelques heures son arrivée ici. A ce nom détesté, Belcayre s'est levé, ses yeux couleur de charbon lancent des éclairs de fureur : - Morbleu, messire ! Vous me trahissez, j'en suis certain, comme vous avez trahi votre Dieu ; vous voulez donner damoiselle Héliette, ma promise, à ce maudit chef des Huguenots, mon ennemi le plus ardent !... Cependant, le majordome que l'or de Rainac avait gagné, s'était approché de son maître et avait murmuré quelques mots à son oreille. Ces paroles changèrent en un clin d'œil l'attitude du vieux seigneur, ses hommes d'armes étaient en nombre ; que risquait-il de Gaspard de Reilhac ? L'imprudent était venu, de lui-même, se fermer dans la souricière !... On le détiendrait prisonnier pendant deux ou trois jours dans les solides cachots du château, ensuite Rainac, devenu l'époux d'Héliette, saurait bien défendre la Vermandie contre les entreprise du chef des ligueurs sarladais. Aussi, cessant de feindre, il reprit : - Il est toujours prudent, mon jeune ami, de rebrousser chemin, quand on reconnaît s'être embarqué sur une mauvaise route. Oui, je vous avais promis la main de ma fille, mais devant le spectacle de votre violence, je craindrais en vous la donnant de compromettre son bonheur. Puis, faisant aujourd'hui partie de la religion réformée, il est plus naturel que je la marie à un de mes coreligionnaires. - N'ajoutez pas la raillerie et mensonge à votre félonie, messire, cria Gaspard ; et, indigné, conscient du danger qu'il courait, il s'élança hors de la salle. - Le messager du baron de Rainac et deux ou trois valets voulurent lui barrer le passage, il les écarta d'un revers de son bras puissant et regagna la cour intérieure, où l'attendait Martin et son destrier sur lequel il sauta prestement. - Il faut sortir d'ici et y revenir en nombre, dit-il à son dévoué serviteur ; sans cela damoiselle Héliette est perdue pour moi ! Une dizaine d'hommes d'armes tentèrent de désarçonner le capitaine, mais saisissant sa longue rapière, il exécuta un moulinet qui les tint à distance. Le seigneur de la Vermandie, bien à l'abri derrière les hautes murailles, regardait le combat à travers les grilles d'une fenêtre. - Votre fureur insensée, mon jeune coq, me forcera à enfreindre les lois sacrées de l'hospitalité, cria-t-il, malgré le regret que j'en éprouve, je me vois obligé de vous faire enfermer dans un cachot, duquel vous pourrez entendre le bruit des fêtes nuptiales qui se préparent. Le capitaine s'était rapproché de la tour du levant qui, comme une formidable sentinelle, se trouvait isolée de tous les autres bâtiments à l'extrémité du mur de ronde. Bientôt, le son affaibli d'une viole lui fit lever la tête. A la plus haute des étroites fenêtres de la tour, la blonde Héliette se penchait et joignait les mains dans un geste de suprême invocation. Les deux amoureux, malgré la gravité du moment, échangèrent un regard si tendre que le courage du capitaine en fut doublé. - Vos rêves ne sont pas encore accomplis, messire, s'écria-t-il d'une voix de tonnerre, s'adressant au seigneur de la Vermandie, toujours en faction derrière ses grilles, car la Vierge combattra pour son chevalier et ne laissera pas la victoire à un renégat. - Elle fera bien alors de se hâter et de vous envoyer une légion d'anges, beau fanfaron, répliqua le vieillard avec un ricanement sinistre, car demain la damoiselle Héliette sera baronne de Rainac ! Et votre Benoîte dame Marie ne saurait empêcher cela, car Satan est le maître du monde. Et Satan est avec moi ! A peine eut-il proféré ce blasphème impie que la grosse tour se mit doucement à s'incliner... Effrayés, les hommes d'armes s'enfuirent !... Seul, Gaspard qui, dans sa foi attendait le miracle, demeura immobile près de la herse. Et la grosse tour du levant, tant et si bien s'inclina que Gaspard de Reilhac put saisit dans ses bras sa douce fiancée. Terrorisé, le guetteur, sur un geste du capitaine, abaissa le pont-levis, et celui-ci, suivi de son fidèle écuyer, s'élança au dehors avec la rapidité de l'éclair, emportant sa bien-aimée. La nuit suivante, le chapelain de Losse (un château voisin de Belcayre, habité par un ami de Gaspard), unit les deux fiancés ; ils furent heureux mais n'eurent que des filles avec lesquelles s'éteignit le nom de Reilhac. Saisi d'épouvante à la vue du miracle, Hélie de la Vermandie, revenu à la fois de ses pères, alla s'enfermer dans l'abbaye des moines Récollets de Sarlat, où il mourut dans une austère pénitence. La tour se releva, mais cependant resta toujours un peu inclinée, comme il est facile de le constater encore aujourd'hui, car le château fort, la chapelle, le clocher élancé, les murailles crénelées ont disparu, la tour penchée de la Vermandie domine encore de très haut la vallée de la Vézère ; elle demeure là sans doute comme un irréfutable témoignage du miracle accompli par la toute-puissante intervention de Notre-Dame Marie qui, en ce beau jour de juin 1594, avait, une fois de plus, vaincu Satan ! Jean de BELCAYRE - 1913 |
SOMMAIRE Des contes et légendes |