016 Livre Des contes et légendes |
103 La Sirène |
La Sirène Jadis, avant la création des chemins de fer, on entendait parfois dans la nuit la voix incomparable de la Sirène du Rhin. Elle chantait quand les roseaux frissonnaient sur le fleuve, quand la lune argentait le brouillard sous les feuilles, quand le ciel étincelait d'étoiles. Tous, du voyageur cheminant dans le sentier aux sentinelles veillant sur la plate-forme des tours, écoutaient, et craignaient, et fuyaient ces accents tantôt tristes et éplorés, tantôt pleins d'appels séduisants. Les mères et les fiancées haïssaient la perfide créature et l'accusait de perdre les malheureux qui, touchés par ses chants irrésistibles, se laissaient attirer au bord du fleuve, et on assurait qu'elle avait enlevé à leurs châteaux plus de chevaliers que les croisades. Pourtant la pauvre Sirène ne tuait jamais personne, et lorsqu'un imprudent se laissait surprendre et saisir, il revenait à lui, après un court voyage sous les flots, dans une belle et grande salle où les précédentes victimes accueillaient le nouveau venu et lui offraient une place à leurs festins. Désormais rien ne manquait à ses plaisirs aquatiques. Le palais, vaste et spacieux, s'étendait sous le Rhin et montrait ses voûtes de cristal reposant sur des murs de marbre, ses grottes, ses cascades ruisselant dans des bassins de corail. Un soir, deux voyageurs, un vieillard et un jeune homme, vinrent s'asseoir sur la berge. En courant le monde, ils s'étaient donné tant de preuves de leur amitié, qu'ils avaient résolu d'en éprouver la force en résistant à l'enchanteresse. "Quand elle paraîtra, dit le plus âgé, je placerai ma main sur ton cœur et tu te sentiras le courage d'obéir à ce que je demanderai." Bientôt, glissant sur l'eau, la Sirène s'avança tendant vers le jeune homme ses bras suppliants ; mais celui-ci fasciné, recula vers son ami. Déjà le feu de l'amitié s'éteignait ; il tremblait lorsque le vieillard lui passa son épée : "Frappe, lui cria celui-ci, frappe, ou tu es perdu !" Déjà aussi la Sirène le touchait : "Oui, dit-elle, tue moi," d'une voix si douce qu'il n'eut pas le courage de lever le bras. Le vieillard alors lui couvrit les yeux de sa main : aussitôt le jeune homme avança son arme et transperça l'enchanteresse. Aussitôt des chevaliers, des bourgeois, des paysans, sortirent en foule d'entre les roseaux, trempés et se secouant comme des caniches. C'étaient les captifs délivrés qui, des profondeurs du Rhin, remontaient au jour. Mais; ô surprise ! Une belle jeune fille apparut à son tour et vint se jeter dans les bras du vieillard en l'appelant "Mon père !" Celui-ci, transporté de joie, l'embrassa, et ne l'interrompit que pour la regarder avec tendresse :"Oui, dit enfin le vieillard aux assistants, je retrouve ma fille qu'une fée avait changée en Sirène. Vous la connaissez tous, mes amis, cette Sirène, vous qu'elle a attirés et retenus jusqu'à ce qu'il se trouvât un homme assez fort pour résister à ses chants. Et moi, pour délivrer ma fille, j'ai dû chercher cet homme en lui laissant ignorer quel prix était attaché à son exploit. Votre sauveur a puisé dans notre amitié le courage de tenter l'épreuve ; maintenant, mon ami d'hier veut-il être mon fils ?" L'histoire raconte que bientôt après il y eut une noce magnifique dans un des châteaux du Rhin, et que quelques-uns des seigneurs invités crurent reconnaître dans le chant de la mariée certains accents de la Sirène du fleuve. CH. SCHIFFER |
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