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016 Livre
Des contes et légendes
002 La ronde des Fées
Contes de la Brie

La ronde des Fées
Contes de la Brie

1
Il y avait autrefois au village de Nanteuil une pauvre chaumière occupée par une veuve et sa fille unique. Âgée de dix-huit ans, celle-ci, sans contredit, était la plus charmante enfant de tout le canton : taille fine et élancée, teint frais et blanc comme de l'albâtre, yeux brillants du ciel le plus pur, dents si bien nacrées qu'elles eussent effacé l'éclat des perles, et surtout chevelure si soyeuse, si blonde et si bien fournie qu'on l'eût prise pour un don de Vénus. A ces appas elle joignait tant de grâce et de gentillesse, un esprit si fin et un si remarquable bon sens, qu'elle s'était concilié l'estime et l'affection de tous ceux qui la connaissaient. Mais hélas ! et tant il est vrai que nul n'est parfait ici-bas, la délicieuse personne avait un défaut, ah ! dame, un très grand défaut : envieuse au possible, elle convoitait avec une sombre passion les avantages des gens plus favorisés qu'elle et prenait un malin plaisir à les dénigrer. Grande dame, elle eût répandu ses largesses sur les conditions inférieures à la sienne ; simple fille des champs, elle ne pouvait pardonner à ceux qui la dépassaient par le rang et la fortune ; elle eût fait une princesse magnanime, elle faisait une paysanne haineuse et détestable.

A cette époque, il y avait tout près de Nanteuil une prairie ombragée de grands arbres où l'on disait que, la nuit de chaque pleine lune, les fées apparaissaient, dansaient sur l'herbe, entraînaient dans leurs valses les jeunes femmes que la curiosité conduisait vers elles, et ne les renvoyaient jamais sans leur avoir accordé quelque faveur : c'était ce qu'on appelait la ronde des fées. Or un jour que notre héroïne, de retour d'une noce où l'avaient offusquée la toilette de ses compagnes les plus riches qu'elle, et le dédain de jeunes gens d'une classe supérieure, elle était rentrée dans sa chambrette le cœur outré, l'âme dévorée de convoitise, elle résolut de faire un grand coup pour échapper à l'avenir à tant de honte et d'ignominie. Le moyen qu'elle connaissait pour cela, c'était d'aller à la ronde des fées, et de tâcher d'intéresser à son sort ces charmantes filles de l'air. Ah ! mais, c'était une entreprise bien hasardeuse que celle-là.

2
Pour quitter furtivement la paisible demeure de sa mère, s'engager dans la campagne à une heure indue, courir le risque de se trouver face à face avec un loup, ou, pire encore, de faire une rencontre qui mît en péril sa réputation et son honneur, certes il fallait du courage. Et puis ensuite, les fées n'étaient pas toujours de facile composition, et l'on rapportait que, plus d'une fois, elles n'avaient attiré leurs visiteuses que pour leur tendre un piège et leur jouer les plus mauvais tours. Eh bien ! n'importe, quoi qu'il dût arriver, l'audacieuse paysanne se rendrait à la ronde des fées. Le soir de la pleine lune, Christine, c'était son nom, quitta donc son lit au milieu de la nuit, réussit à sortir sans éveiller sa mère et s'élança dans les champs. Arrivée à la prairie sur le coup de minuit, elle aperçut en effet, par le plus beau clair de lune, un groupe de demoiselles vêtues de blanc, couronnées de roses et sautant en cadence sur un tapis de verdure. Elle les regardait attentivement quand l'une d'elles, l'apercevant, lui cria : "Viens, viens, petite, viens danser avec nous." Il était trop tard pour reculer. Elle alla donc aux fées qui la prirent par les mains et par la taille et la firent tourner si vite, si vite qu'elle en prit le vertige et perdit connaissance. Lorsqu'elle reprit ses sens, qu'elle ne fut pas son agréable surprise ! Au milieu des fées, dont le cercle s'était singulièrement élargi, se dressait une immense table toute couverte des objets les plus riches et les plus précieux. Il semblait que les seigneurs et les grands dames, les rois et les reines de tout l'univers eussent apporté là tout ce que leurs palais renfermaient de plus rare et de plus somptueux. L'éblouissement était tel que les sylphides elles-mêmes en paraissaient tout émerveillées et avaient l'air de n'avoir jamais rien contemplé de pareil.
- "Viens, jeune fille, s'écriaient-elles, viens voir ce que tes yeux n'ont jamais vu : c'est ici le grand bazar des magiciennes, c'est ici le merveilleux déballage des fées, c'est ici que s'étale, que ruisselle et que scintille tout ce qui peut flatter tes désirs, tout ce qui peut séduire, enchanter et ravir une jeune beauté comme toi."

3
Et en disant cela, une d'elles déroulait une pièce d'étoffe en étendant les bras, en l'élevant au-dessus de sa tête, et en en faisant miroiter les nuances de soie et d'or aux regards de la paysanne ; une autre secouait un collier de diamants quelle se passait ensuite au cou pour en faire ressortir tous les feux ; une autre mettait à son poignet un bracelet de fine nacre, et à ses doigts des bagues d'or ciselées et enchâssées de rubis qu'elle avançait jusque sous le nez de la coquette ; une autre enfin saisissait une robe de satin ou de brocart qu'elle lui passait d'un geste à la taille, et une coiffure de dentelle dont elle décorait son front en faisant remarquer à ses compagnes combien ce costume seyait à la ravissante personne, et toutes de s'extasier, de frapper des mains et de pousser des exclamations de surprise et d'admiration. Ainsi se passèrent des heures pendant lesquelles la belle Christine savourait les âpres et brûlantes voluptés du désir et de la convoitise.
Au bout de ce temps, la maîtresse fée lui dit : 'Eh bien ! jeune fille, que penses-tu de tous ces trésors, et dans leur nombre, n'en est-il pas quelques-uns dont la possession te rendrait heureuse ? - Ah mesdames, je les désirs tous, s'écria la naïve péronnelle, mais quelque envie que fassent naître en moi ces richesses, comment pourrait y prétendre une fille aussi pauvre que moi ! - Oh ! qu'à cela ne tienne, répondit la fée, chez nous, ma bonne, on ne vend rien ni pour de l'or ni pour de l'argent. - Ça, c'est bien mon affaire, ajoute Christine avec un sourire de satisfaction profonde ; vous donnez donc gratuitement toutes ces belles choses ? - Gratuitement, c'est trop dire ; mais nous demandons si peu, si peu, qu'il ne vaut pas la peine d'en parler. - Que demandez-vous donc, belles dames ? - Une bagatelle : pour chaque objet que tu choisiras par ce bout de la table, une petite mèche de tes cheveux ; pour chacun de ceux que tu prendras à l'autre bout, une de de tes dents ; et pour l'unique que nous te permettrons de choisir au milieu, la fraîcheur de ton teint : cela te va-t-il ? - Mais oui, mais oui, réplique la sotte fille qui ne voit pas le piège, et qui d'ailleurs se promet bien de ne dépenser de ses charmes que juste ce qu'il faut pour que personne ne s'aperçoive de leur absence. Bah ! se disait-elle, je saurai m'arrêter à temps ; quelques cheveux de plus ou de moins sur la tête, cela ne tire pas à conséquence ; et puis d'ailleurs ils repousseront.

4
Cela dit, la jeune villageoise s'approche pour faire ses emplettes. Chaque objet qu'elle palpe s'attache, pour ainsi dire, à ses mains, et elle ne le dépose que pour le reprendre, le déposer encore et finir par le garder. En étanchant ainsi son ardente soif de vanités, la pénétrante sensation qu'elle éprouve est telle qu'elle ne s'aperçoit ni de l'heure qui s'enfuit, ni des robes, des châles et des coiffures que les fées empaquettent et empilent avec soin, ni surtout de son front qui se dénude et des ravages qui se font dans sa chevelure. Par moment elle portait bien la main à sa tête, mais au même instant une bague, un collier, une chaîne d'or scintillaient à ses yeux, et elle s'en emparait en disant : "Plus que cela, et ce sera fini." Mais oui, cela n'avait plus de fin. Il en fut de même à l'autre bout de la table, lorsqu'elle s'appropria des parures de perles, de saphirs, de topazes, de rubis, et l'on sait à quel prix ; et quand elle fut au milieu, toutes les magnificences qui s'y trouvaient amassées exercèrent sur elle une telle fascination que, perdant la tête et oubliant qu'il y allait cette fois de sa beauté, la malheureuse s'aperçut à peine qu'elle saisissait et fourrait dans sa poche une petite montre faite d'un seul diamant, et dont les fées lui disaient qu'elle avait la vertu magique de se remonter et de se régler elle-même. En mettant la main dessus, elle éprouva bien un vif serrement de cœur, mais cette impression passa comme un éclair. Ayant caché sous des bottes de foin qui se trouvaient là toutes les richesses qu'elle avait acquises, et avec l'intention de venir les chercher dès l'aurore avec son âne, elle s'enfuit à sa demeure et rentra dans sa chambrette aussi silencieusement qu'elle en était sortie. C'est alors seulement que la réflexion lui revint et qu'elle commença de se rendre compte de ce qu'elle avait fait. S'étant placée devant son miroir, de quelle horreur ne fut-elle pas saisie à la vue de l'image qui s'y peignit !
Jamais elle ne put reconnaître sa propre figure. Son crâne, il était tout aussi nu, tout aussi pelé que les citrouilles de son jardin, et ne conservait qu'une mèche de trois cheveux pendant sur son cou ; de ses dents, de ses belles dents, il ne restait plus que les alvéoles, sauf une incisive longue, noire et cariée branlant sur le devant de sa bouche ; et enfin son visage, à l'exception de son nez, était tout criblé de marques de petite vérole ! Ainsi c'est donc toute chauve, grêlée et édentée que, naguère si fière de sa beauté, la pauvre Christine allait désormais paraître au milieu de ses compagnes. Mais bah ! ne possédait-elle pas les plus brillants atours sous lesquels elle saurait bien dissimuler toutes ces laideurs !

5
- Tiens, n'est-ce pas le tambour qui bat de la trompette qui sonne ? dit la veuve à sa fille, va donc voir ce que c'est.
Christine courut en remontant la ruelle au fond de laquelle était sa chaumière, et, lorsqu'elle arriva dans la rue, elle vit, entourés de vieilles et surtout de jeunes femmes , deux crieurs publics faisant retentir d'une voix de stentor l'annonce suivante :
"C'est à seule fin de faire assavoir à ses âmes et féaux, bourgeois, manants et vilains de sa châtellenie, qu'à l'occasion de la fête du village, Monseigneur de M... donnera dans son manoir un grand bal de nuit auquel il convie toutes les jouvencelles qui cette lecture entendront, et qu'il dotera comme il convient celles qui, au jugement de nos gracieuses dames les châtelaines, seront mises avec le plus de goût et dans le meilleur genre."
- Bon, se dit Christine en accourant chez elle, voilà bien mon affaire : je tiens la dot, à moins que le guignon ne s'en mêle.
Tout le temps qui s'écoula jusqu'à l'arrivée de la fête fut employé par elle à faire l'essai de ses toilettes, à choisir les plus élégantes, et à réparer autant que faire se pouvait les désastres qu'avait subis sa beauté. Grâce à l'application ingénieuse de fards, d'une chevelure et de dents postiches, Christine faisait encore une petite personne assez présentable. Aussi, le jour arrivé, procéda-t-elle à sa parure avec coquetterie qui, dans sa pensée, devait humilier et confondre toutes les jeunes filles des gros fermiers et des riches vignerons qu'elle avait si longtemps jalousé. Robe de soie à falbalas avec manches à gigots, ceinture bleu ciel avec larges bandes d'argent piquées de pierres précieuses, collerette de fine batiste brodée à la main, bonnet de même étoffe et de même broderie, châle tapis du plus haut goût et de la dernière mode, petits souliers à talons montés et à boucles d'or ciselées, bagues d'or à tous les doigts, et par-dessus tout la merveilleuse petit montre qu'elle allait exhiber à tous les regards. Ainsi attifée, elle partit à la nuit tombante pour le lieu du rendez-vous. Quand elle entra dans la salle de danse, toutes les femmes qui la reconnurent se regardèrent avec stupéfaction et se dirent entre elles : "Mais voyez donc, voyez donc : est-ce que ce n'est pas la Titine Rossignol ? mais oui, c'est elle ; où diantre a-t-elle pris tout cet attirail ? Bref, ce fut un scandale général ; et les suppositions les plus malveillantes, les propos les plus offensants allèrent si bon train, que la pauvre fille se sentit le point de mire de tous les yeux et l'objet de toutes les railleries.
Quand les dames instituées juges du concours l'observèrent en détail, choquées, et peut-être aussi quelque peu jalouses, elles la déclarèrent mise contre toutes les règles du bon goût et le respect des convenances, et elles se détournèrent d'elle avec un geste méprisant. Tout à coup entra dans l'immense salle un valet en livrée et galonné sur toutes les coutures. Élevant la voix avec force, il annonça que le fils du roi, de passage en ces lieux, allait venir prendre part à la fête, et qu'il se réservait de désigner, entre toutes les beautés présentes, celle à laquelle devait être décerné le prix. Grande sensation parmi les assistants, et surtout parmi les aspirantes à la dot seigneuriale. Quand le prince fit son entrée au milieu d'un silence solennel et de murmures d'admiration, on fit ranger toutes les concurrentes en un vaste cercle, et le fils du roi le parcourut en portant sur chacune d'elles un examen attentif.

6
Cette inspection fut assez longue, trop longue au gré des intéressées, et elle touchait à sa fin quand, s'arrêtant devant Christine, le noble personnage fut frappé du cachet de distinction qu'il croyait remarquer chez elle, - affaire d'impression personnelle, que voulez-vous ? - et il n'hésita pas à lui tendre gracieusement la main, à la prendre à son bras et à la présenter aux dames patronnesses. Humiliante déconvenue, mortifiante déception pour toutes ces coquettes. Mettez-vous à la place de Christine, et dites si vous auriez levé la tête avec moins d'orgueil, et si vous auriez transpercé vos rivales d'un regard moins vengeur !
Oui mais, attendez la fin... Amies lectrices et aussi peut-être lecteurs, je vous mets au défi de deviner comment se termina l'aventure de celle dont le prince avait fait choix et dont il paraissait si fier. Eh, bien écoutez donc, ou plutôt lisez la suite.
En présentant sa protégée aux dames du concours, le royal convive leur dit avec une profonde révérence : "Voici, mesdames, la jeune et ravissante personne que je soumet avec confiance à votre impartial jugement, et je ne doute pas que, dans un accord unanime et spontané, vous ne portiez sur elle tous vos suffrages !..."
Ah ! malheur ! ô prodige incompréhensible autant que soudain ! à peine a-t-il dit, qu'à la place de la belle jeune fille qu'il admirait si complaisamment, ne se trouve plus qu'une hideuse créature dont la seule vue le fait reculer d'horreur. Par l'effet d'une abominable métamorphose, l'infortunée Christine voit tous les riches vêtements et les ornements fastueux qu'elle avait acquis à la ronde des fées, se transformer en d'affreuses guenilles qu'un chiffonnier n'eût pas touchées du bout de son crochet. Sa brillante robe de soie moirée, ce n'était plus qu'un sac à pommes de terre : son beau châle tapis à grands ramages, ce n'était plus qu'une toile d'emballage toute plaquée de graisse et de boue ; sa mignonne chaussure, une grossière paire de sabots garnis de foin ; son élégante coiffure, un capuchon de paille d'avoine dont les épis lui tombaient dans le dos ; sa rivière de diamants, un ignoble collier de colimaçons, et son aristocratique petite montre, une rondelle de carotte suspendue à une corde de chanvre !... Vous dire le saisissement et la stupeur que cette transformation produisit dans l'assemblée, les éclats de rire moqueur qu'elle provoqua, la honte et la douleur dont fut accablée la pauvre Christine, en se sauvant à toutes jambes, serait impossible à notre plume. Nous ajoutons seulement que, rentrée dans sa demeure, elle en fit une longue maladie à laquelle elle attribua la perte de ses cheveux, de ses dents et son beau teint.
De nombreux jours se sont écoulés, et un nouveau clair de pleine lune resplendit sur la prairie. Au beau milieu de ce champ émaillé de fleurs de tous genres, les jeunes fées poursuivent leur ronde infatigable et chantent, avec accompagnement de rires éclatants, de contorsions et de sauts les plus expressifs, les cruelles mystifications qu'elles affligent aux honteuses passions et aux travers ridicules des mortels. Tout à coup se dégage des buissons une forme humaine que de loin on prendrait pour une évocation magique ou pour un spectre errant dans un cimetière.

7
C'est pourtant un être vivant, une personne en chair et en os, ainsi que l'indiquent les soupirs qui s'échappent de sa poitrine et les larmes qui coulent à flots de ses yeux. Et pour dire tout de suite le fait, c'est la malheureuse Titine Rossignol qui, se flattant de réparer encore le mal qu'elle doit à son étourderie, vient trouver les fées pour faire un suprême appel à leur compassion. De compassion, elle en paraît bien digne, la chère enfant. Quelle différence entre ce qu'elle est maintenant, et la gentille et heureuse fille qu'elle était lorsqu'elle passait pour la première fois par ce chemin ! A la considérer d'assez près, on la prendrait pour une sexagénaire, et il ne lui manque qu'un bâton pour soutenir sa taille voûtée et ses jambes chancelantes. La tête complètement chauve, les yeux renfoncés, le visage maigre et émacié par la perte de ses dents, la peau brunie et criblée de trous comme par une décharge de grains de plomb, elle faisait réellement pitié, et, à son aspect, un sincère attendrissement eût ému des cœurs d'airain.
Quand elle fut auprès des enchanteresses, elle ouvrit la bouche pour se plaindre, mais les mots expirèrent sur ses lèvres, et ses sanglots et ses pleurs parlèrent éloquemment pour elle.
- Que nous veux-tu, jeune fille ? lui dit la maîtresse fée.
- Ah ! mesdames, pouvez-vous me le demander à la vue de l'état où vous m'avez mise ?
- Eh ! ma mignonne, à qui fais-tu ce reproche ? Sache bien que ce n'est pas à nous qu'il faut t'en prendre de ton infortune, mais à ta vanité folle, à ton sot orgueil, à la jalousie condamnable dans laquelle tu portais tant de haine à celles que tu ne pouvais égaler. Mais console-toi, mon enfant, tu n'es pas la seule qui soit victime de ses penchants aveugles et de ses passions immodérées ; autour de toi tu trouveras une foule de gens qui n'ont aucun droit de te jeter la pierre. Vois cette jeune pimbêche qui, brûlant du désir de se marier, prend pour époux le premier fanfaron qui lui promet la lune et les étoiles en se tordant la moustache, et en qui bientôt elle ne découvrira qu'un chenapan criblé de dettes, et une âme glaciale, égoïste et corrompue ; vois ces beaux godelureaux qui, prenant la vie pour une fête, la jeunesse pour un long éclat de rire, et la bourse de leurs parents pour le lit du Pactole, se jettent tête baissée dans les plaisirs, ou s'endorment dans la fainéantise pour se réveiller un jour sur le grabat d'un hôpital ou sur la paille d'une prison ; vois ce ménage imprévoyant qui, prenant en pitié la prudence et narguant l'économie, mène une vie à larges guides, jette son avoir à tous les vents et qui, un beau matin, se voit sans ressources, sans crédit, sans confiance, et ne trouve plus que le diable au fond de son escarcelle ; vois enfin ces hommes qui, poursuivant la popularité, la réputation, la gloire avec l'acharnement d'un enfant courant après les papillons, sacrifient à ces fantômes fortune, honneur, conscience, vertu, tout, excepté leur orgueil, dont ils obtiendront bientôt le salaire dans un mépris universel, et leur folie, dans laquelle ils mourront en maudissant les hommes et les choses humaines.
Tous ceux-là, ma fille, sont venus à la foire aux fées, ont fait leurs emplettes au marché des sorcières et ont troqué des biens réels et précieux contre les vils oripeaux de la vanité, contre les sordides guenilles d'une convoitise satisfaite !

Jules DENYS