016 Livre Des contes et légendes |
146 La pincette et le soufflet |
La pincette et le soufflet Tout en haut de l'une des rues les plus raides de la ville se trouve la coquette maison de Melle Marthe Davinat, une aimable septuagénaire que les rhumatismes clouent dans son fauteuil, la plus grande partie de l'année. Cette fois, la crise douloureuse a été si forte que la malade a pensé un moment être arrivée à sa dernière heure. Malgré la grande chaleur, elle demeure là, entourée de châles, et songe tristement au temps où son neveu, Albert, un orphelin qu'elle élevait tendrement, emplissait la maison de ses rires de ses cris joyeux. Hélas ! en grandissant, Albert est devenu une mauvaise tête, un ingrat ; depuis vingt ans qu'il est parti, il n'a plus donné de ses nouvelles. c'est fini, bien fini, la tante Marthe ne le reverra jamais, et, aujourd'hui 29 juillet, elle se souvient, le coeur serré, de l'enfant chéri qui, ce jour-là, son bouquet à la main, lui souhaitait si gentiment sa fête : "Personne, maintenant, soupire-t-elle, ne pense à me fêter ; mes cousins viennent bien au jour de l'an, mais par intérêt, parce que je leur donne des étrennes. "Entre, Micheline ; que me veux-tu, ma fille ?" ajoute-t-elle pour répondre à deux coups discrets frappés à la porte. Une jeune servante paraît, les yeux timides, toute rougissante, et disant presque bas ; "Si mademoiselle veut le permettre, je serai heureuse de lui témoigner ma reconnaissance !" D'une main tremblante, elle présente une belle gerbe de roses. "Si je veux le permettre ! Ah ! ma chère enfant, tu as donc pensé, toi, à la fête de ta pauvre maîtresse ! Pourtant, nous ne sommes ensemble que depuis quelques mois. - Il me semble que je vous ai toujours connue et aimée, s'écrie la jeune femme d'un accent plein de sincérité, et je ne pourrais plus vous quitter, mademoiselle ; promettez-moi de me garder toujours. - De grand cœur, Micheline ; mais, hélas ! ce "toujours" ne sera peut-être pas long : je me sens bien malade. Ne pleure pas, va arranger tes roses dans mon beau vase de Sèvres, que tu placeras sur ma table." Micheline obéissante se mettait à l'ouvrage, lorsqu'elle fut interrompue par l'arrivée d'Isidore Grinchard, un cousin de Melle Marthe, qu'elle introduisit chez sa maîtresse. Ce personnage long, sec et jaune, en une enjambée fut près du fauteuil de la malade et se plia en deux pour lui présenter un gros pot de fleurs, en disant : "Ma chère cousine, je suis heureux d'être le premier à vous offrir mes vœux de fête. - Quoi ! c'est vous, Isidore, fit Melle Davinat ; jamais, jusqu'à ce jour, vous n'aviez songé à la Sainte-Marthe. - J'ai eu grand tort, ma chère cousine ; je m'en repens, et comme on m'a appris que vous êtes souffrante, j'ai cru vous faire plaisir." Micheline coupa cette phrase en introduisant une autre parente : Mme Poupinet. Écarlate, hors d'haleine, la bouche arrondie, cette grosse petite femme portait avec peine une énorme botte de marguerites. Melle Davinat, qui allait de surprise en surprise, s'écria : "Comment, Zénobie ! vous n'avez pas craint la chaleur, la fatigue et la montée ? - Peut-on craindre quelque chose quand il s'agit de vous être agréable ? C'est aujourd'hui votre fête ; j'espère être la première à... - N'espérez plus, chère madame ; je présentais justement mes souhaits à notre parente. Cela n'empêchera pas qu'elle accepte vos marguerites ; mais reprenez donc haleine, on dirait un soufflet de forge. A votre place, j'aurais peur d'éclater." Mme Poupinetrecula d'un pas ; elle venait de reconnaître dans l'ombre son interlocuteur. Évidemment il avait eu, comme elle, le désir de s'attirer les bonnes grâces de leur cousine, dont ils enviaient tous deux l'héritage. "Apprenez, monsieur Grinchard, dit-elle en se redressant, que je n'ai peur de rien pour témoigner mon dévouement à ceux que j'aime. Cela vous paraît plaisant de me voir rouge et suffoquée ; mais, convenez-en, j'ai eu plus de mérite que vous à grimper jusqu'ici, car avec une paire de pincettes comme celles-ci, on gravit le Mont Blanc en trois enjambées." Elle désignait les jambes grêles et ridiculement longue de Grinchard, qui fit une grimace à la place d'un sourire, et riposta : "Heureusement pour moi, madame Poupinet, notre chère cousine est plus juste que vous ; elle sait que de bonnes jambes ne peuvent rien sans un cœur affectueux pour les guider, et sous le rapport du cœur, on trouverait difficilement son pareil. - Personne ne désire le trouver, j'en réponds," répliqua la grosse dame avec dédain. Tous deux oubliaient la présence de Melle Marthe, et ils ne voyaient point la malice brillant dans ses yeux. "Là, là, dit-elle gaiement, Isidore, Zénobie, ne gâtez pas un si beau jour par une querelle ; je vous remercie de votre empressement, mais vous n'êtes pas les premiers à me souhaiter ma fête : une autre personne vous a devancés. - C'est le cousin Castanet qui sera venu en voiture, s'écrièrent en même temps Grinchard et Mme Poupinet désappointés. - Du tout ; Castanet ne me fait qu'une visite au nouvel an, comme vous, d'habitude. C'est tout simplement Micheline, ma jeune servante, une enfant douce et prévenante." Il se it un silence : les deux visiteurs paraissaient également contrariés. Enfin M. Grinchard demanda d'un air soupçonneux : "Où donc avez-vous trouvé cette merveille ? - Elle est venue se présenter, il y a cinq mois, comme je renvoyais ma domestique ; elle m'a plu et je l'ai louée. - Sans prendre de renseignements, voilà qui n'est pas prudent. - M. Grinchard a raison, ma chère Marthe, reprit Mme Poupinet qui, dans sa soudaine jalousie contre Micheline, se rangeait à l'opinion de son rival ; plus cette fille vous accable d'attentions, plus il faut vous méfier." Melle Davinat haussa les épaules, parla d'autre chose, et ses deux parents n'osèrent pas insister ; mais, en quittant la maison, ils toisèrent Micheline d'un œil malveillant. "Que pensez-vous de cette domestique, monsieur Grinchard ? demanda la grosse dame. - Je pense, madame, que c'est une intrigante qui cherche à se faire bien voir de Marthe, et qui ne serait pas fâchée d'attraper ainsi son héritage. - Je suis du même avis, monsieur Grinchard ; cette Micheline n'a pas la façon d'une servante ordinaire ; c'est louche, très louche, et je me charge de le dire à Marthe. Au revoir. - Moi aussi, je le lui dirai, murmura Grinchard ; je ne veux pas que Mme Poupinet se mêle toute seule de cette affaire." Deux jours après, Melle Marthe vit apparaître de nouveau sa grosse cousine, soufflant toujours plus fort. "Ma chère, lui dit-elle, je vous donne une grande preuve d'affection, car cette côte est très raide pour moi, qui ne possède pas la paire de pincettes de M. Grinchard. Je voulais vous raconter que ma cousine, Mme Bonichaud, a renvoyé sa domestique, une voleuse, une fille de rien. Elle accablait sa maîtresse de prévenances, comme votre Micheline qui, à mon avis, est trop polie pour être honnête, et qui se donne des airs de demoiselle. Méfiez-vous, je crains qu'il ne vous arrive malheur. - Soyez tranquille, ma bonne Zénobie, répondit en souriant Melle Davinat ; je surveille de près ma servante, et je crois savoir ce qu'elle vaut." Mme Poupinet, enchantée, déclara qu'il vaudrait mieux renvoyer tout de suite cette personne dangereuse. Comme sa cousine ne dit ni oui ni non, elle crut l'avoir persuadée, et s'en alla satisfaite. Le lendemain, ce fut le tour de Grinchard, qui plaisanta le soufflet de forge de Mme Poupinet et insinua maintes choses malveillantes à l'égard de Micheline. Or, quoiqu'elle ne crût pas à la sincérité de ses cousins, leurs avertissements firent réfléchir Melle Davinat qui, un matin, dit à Micheline : "Sais-tu bien, ma fille, que mes parents me trouvent imprudente de te garder chez moi sans savoir vraiment qui tu es ? - Mademoiselle m'a pourtant promis que je ne la quitterai pas, balbutia la jeune fille dont les yeux exprimèrent l'effroi. - Certainement, car je te crois bonne et honnête ; mais enfin, pour qu'on me laisse tranquille, parles-moi plus franchement de ta famille. Que est ton nom ?" A la stupéfaction de Melle Davinat, Micheline, éclata en sanglots. "Oh! Oh ! mes cousins auraient-ils raison ? pensa-t-elle. "Voyons, reprit-elle tout haut, je ne te demande rien de terrible ; ton nom de famille, il me le faut absolument. - Mon père se nommait Albert Davinat, répondit enfin Micheline ; en mourant, il m'a recommandé de venir vous trouver et de vous soigner comme si j'étais votre fille, pour réparer ses torts envers vous ; moi, je n'ai pas osé dire la vérité, et je me suis présentée comme servante." L'émotion de Mlle Marthe était à son comble ; elle posa mille questions à Micheline, et fut bientôt certaine que celle-ci était la fille de son neveu. Elle put aussi s'assurer qu'elle était instruite et bien élevée. "Nous prendrons une autre servante, dit-elle, après l'avoir tendrement embrassée ; mais je ne désire pas qu'Isidore Grinchard et ma cousine Zénobie connaissent la vérité maintenant. Ces gens-là ne pensent qu'à ma petite fortune qu'ils convoitent. Je le savais déjà, mais en réfléchissant à ce qu'ils ont fait pour te rendre suspecte, je comprends mieux leur méchant calcul. Ils craignent que tu ne gagnes mon affection ; eh bien ! ils verront plus tard, ils apprendront que j'ai bonne mémoire." Au grand étonnement des bons parents de Mlle Marthe, Micheline demeura près d'elle. Ils essayèrent encore de beaucoup d'autres moyens pour obtenir son renvoi, puis, voyant que la malade se portait mieux, et pensant que l'héritage serait encore long à venir, ils ne firent plus que de rares visites. Deux ans s'écoulèrent ainsi, et quand l'aimable septuagénaire quitta brusquement la vie, ce fut en bénissant sa nièce chérie. Mme Poupinet et Isidore Grinchard apprirent sa mort trop tard ; après l'enterrement, ils furent convoqués chez le notaire, où ils trouvèrent Micheline en grand deuil. "De quel droit vous présentez-vous ici, intrigante ! s'écria l'homme aux longues jambes. - Du droit qu'a la principale héritière de la défunte, répondit pour elle le notaire ; mais calmez-vous, monsieur, Melle Davinat ne vous a point oubliés. Écoutez la lecture de son testament : "Je laisse toute ma fortune à Micheline Davinat, la fille de mon neveu Albert, sauf deux souvenirs à Zénobie Poupinet et à Isidore Grinchard. Je veux ainsi les remercier de leurs visites et de la peine qu'ils ont prise pour me prouver que Micheline était indigne de mon affection. A Zénobie, j'offre mon plus beau soufflet ; à Isidore, ma plus jolie paire de pincettes." Grinchard allongea ses énormes jambes et s'enfuit tout honteux ; et Mme Poupinet, rouge comme une pivoine, s'en fut à son tour, l'air indigné, et soufflant plus fort que le souvenir que lui laissait sa chère parente. Anne MOUANS |
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