016 Livre Des contes et légendes |
220 La meilleure chanson |
La meilleure chanson Du temps que les ducs de Médicis accumulaient à Florence les chefs d'œuvres de la peinture et de la sculpture, un jeune homme, suivant à pied la route qui conduit à la capitale de la Toscane, arrivait au village de Casciano. C'était un artiste. Son nom de Borcello n'a pas été glorieusement transmis à la postérité comme celui des grands maîtres ; son talent fut modeste. Il ne laissa aucun tableau remarquable, gagna péniblement sa vie, ne recueillant pas plus de richesse que de gloire. Mais cette infériorité ne l'empêchait pas de sentir comme un autre la faim et la fatigue. Aussi en entrant à Casciano eut-il un regard éloquent pour une hôtellerie à la porte de laquelle l'hôtelier se prélassait d'un air satisfait. Par malheur, Borcello n'avait que des vêtements en mauvais état. Ses chaussures étaient percées et sa bourse vide. La poussière de la route le couvrait tout entier et ajoutait à son air misérable. Ce sont de mauvaises conditions pour s'assurer une bonne réception. En le voyant approcher avec une timide hésitation, l'hôtelier quitta son sourire épanoui et fronça les sourcils. "Que demandez-vous ? fit-il durement. - Seigneur hôtelier, répondit Borcello, ne pourriez-vous pas me permettre de me reposer et de me réconforter chez vous ? Un siège à l'ombre et les restes de votre dernier repas me feraient bien plaisir. - Avez-vous de l'argent pour payer ? demanda l'hôtelier sans se laisser attendrir par l'aspect piteux du voyageur. - Non, seigneur, reprit le jeune homme. - Alors, passez votre chemin. - Un morceau de pain ne vous ruinera pas, seigneur, et je me contenterai d'un verre d'eau. - Vous en irez-vous à la fin !" s'écria l'aubergiste, d'autant plus furieux de cette insistance que sa conscience lui reprochait sa dureté. Force fut à Borcello de continuer sa route. Heureusement, il rencontra plus loin une âme compatissante qui prit en pitié sa détresse, et il put gagner Florence sans nouveaux ennuis. Deux ans après, Borcello qui avait trouvé du travail, était transfiguré par le bien-être. Une barbe soignée encadrait son visage moins amaigri par le jeûne. Ses vêtements étaient propres et ses chaussures entières. Ainsi méconnaissable, il résolut de jouer un bon tour à l'hôtelier qui s'était montré si insensible à ses souffrances. Un jour de fête, Borcello se rendit à Casciano et pénétra hardiment dans l'hôtellerie inhospitalière. Dans la grande salle était réunie une joyeuse compagnie, et les lazzis volèrent de l'un à l'autre. Le jeune homme prit place à une table et se fit servir un copieux repas, arrosé d'un vin généreux. Après avoir mangé de bon appétit, Borcello appela l'aubergiste. "Seigneur hôtelier, lui dit-il, votre cuisine est excellente. Mais je dois vous faire un aveu pénible : je n'ai pas d'argent. - Pas d'argent ! s'écria l'hôte rouge de colère. Il faut pourtant me payer, ou je vous fais jeter en prison. Les consommateurs assemblés dans la pièce levèrent la tête à ces éclats de voix, intéressés par ce qui allait se passer. "Oh ! je vous paierai, reprit Borcello avec le plus grand sang-froid, seulement je vous paierai en chansons ! - Je n'ai que faire de vos chansons ! C'est de l'argent qu'il me faut, repartit l'aubergiste. - Laissez-le chanter, firent quelques buveurs séduits par la promesse d'un concert gratuit. Vous le ferez payer après. - Je veux de l'argent, criait le bonhomme avec rage ! - Pourtant, ajouta Borcello, si je chantais une chanson qui vous plût ? - Il n'y en a pas qui me plaise. - Vous pourrez toujours lui dire, après l'avoir entendue, que sa chanson ne vaut rien, fit observer un des assistants. - Comme cela, je veux bien, repartit l'hôtelier qui désirait plaire à sa clientèle, mais avec la ferme intention de trouver mauvais tout ce qu'il entendrait." Borcello se leva. "Vous êtes tous témoins que je serai quitte si je chante une chanson qui lui plaise ? - Oui ! oui ! chantez ! chantez !" Alors, d'une belle voix bien timbrée, Borcello commença une romance sentimentale. "Bravo ! bravo !" cria l'auditoire en battant des mains. Mais l'aubergiste faisait la moue en murmurant qu'il n'aimait pas les romances. Borcello entonna ensuite une chansonnette très gaie. Malgré les rires de l'assistance, l'hôtelier conserva sa mine renfrognée. Enfin, à cette dernière chanson, Borcello fit succéder une autre dont le refrain était "Metti mano à la borsa et paya l'oste", ce qui veut dire en bon français : "Mettez la main à la bourse et payez l'hôte." En écoutant ce conseil qui concordait si bien avec ses idées, l'aubergiste ne put réprimer un sourire et sa physionomie s'éclaira. "Vous approuvez ces paroles ? demanda Borcello. - Oui, oui ! Voilà ce qu'il faut faire : payez l'hôte ! payez l'hôte ! - Eh bien, puisque ma chanson vous plaît, nous sommes quittes," s'écria Borcello ! Un éclat de rire sonore retentit dans la pièce, en même temps que les cris des assistants : "C'est vrai ! Il a raison ! Il a gagné !" Pris au piège, l'aubergiste fut bien obligé de reconnaître sa défaite. Alors Borcello, ôtant son chapeau pour saluer l'assistance, dit à l'hôtelier déconfit : "Je vous remercie de votre excellent repas. Je vous l'ai fait perdre pour vous punir de m'avoir refusé du pain un jour que j'étais malheureux. Tâchez que cette leçon vous serve, et n'oubliez pas à l'avenir qu'il faut avoir pitié des misérables." Sur ces mots, le jeune homme sortit de l'hôtellerie et regagna Florence, satisfait de sa journée. Félix LAURENT |
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