016 Livre
Des contes et légendes
207 La légende des sept Dormants

La légende des sept Dormants

Le jour venait de paraître. Sur la grande place d'Éphèse, soudain éclata une bruyante fanfare. Les habitants, ainsi brusquement arrachés au sommeil, se précipitèrent aux portes pour entendre l'importante nouvelle qui allait leur être communiquée. Les hérauts, jugeant l'auditoire suffisant, abaissèrent leurs longues trompettes d'airain, et l'un d'eux lut à haute voix cette proclamation :
"Le très grand et très auguste Empereur des Romains, Décius, avertit les citoyens d'Éphèse d'avoir à se rendre aujourd'hui au temple de Diane, pour s'unir aux sacrifices solennels offerts aux dieux et que lui-même doit présider. Quiconque osera se soustraire à cette obligation se verra dépouillé de ses biens et livré au dernier supplice."
Ceci se passait deux siècles après Jésus-Christ, dans une ville où la doctrine nouvelle, qui commençait à se répandre, avait fait déjà de nombreux adeptes, au grand dépit d'un empereur païen qui ne négligeait aucune mesure de rigueur, pour arrêter l'élan de ses peuples vers l'Évangile.
Sur le seuil d'une maison d'apparence aisée, sept jeunes gens, sept frères étaient accourus ; aux dernières paroles du héraut, une consternation profonde se peignit sur leurs visages.
Aussi, craignant de se trahir, rentrèrent-ils vivement dans leur demeure où ils purent, délivrés des regards indiscrets, échanger sans contrainte leurs pénibles réflexions.
Tous sept étaient chrétiens !
Ainsi c'en était fait de leur vie calme et douce ! Adieu le toit paternel ! Adieu le champ qu'ils cultivaient avec tant d'amour !
Ils savaient l'empereur Décius inexorable ; et pas une minute l'idée de transiger avec leur foi ne se présenta à leur esprit.
Mais s'ils étaient trop bons chrétiens pour conserver leur tranquillité au prix d'une lâcheté, ils n'avaient pas cependant cette bouillante ardeur qui faisait voler quelques-uns des leurs aux plus affreux supplices.
En sa qualité d'aîné, Fabian prit la parole :
"A quoi bon, dit-il, chercher une mort inutile. Fuyons plutôt. En quelque lieu que nous portent nos pas, nous trouverons toujours une pierre pour nous reposer, quelques fruits pour nous nourrir."
Ce sage prophète fut aussitôt adopté. Et lorsque, une heure plus tard, les pauvres de la cité se présentèrent à leur porte, comme à l'ordinaire, les sept jeunes gens avaient recouvré toute leur sérénité. Mais, au lieu de l'aumône habituelle, ces déshérités eurent ce jour-là à se partager le patrimoine que les sept frères leur abandonnaient en entier.
Puis, comme l'heure du sacrifice approchait, les jeunes chrétiens, après un tendre regard d'adieu au toit natal, s'éloignèrent de la ville par des sentiers détournés, n'emportant avec eux que quelques pièces d'or.
Le soleil empourprait le couchant de ses derniers feux, quand ils atteignirent après une longue journée de marche le sommet d'une haute montagne, le mont Célion qui dominait la ville.
Derrière un massif de figuiers, s'ouvrait une grotte assez vaste pour les abriter tous.
C'était une retraite sûre : ils s'y établirent.
Chaque matin le plus jeune, Malchus, qui, étant encore enfant, ne pouvait éveiller les soupçons, descendait à Éphèse pour en rapporter le pain de la journée. La montagne leur fournissait à profusion des fruits délicieux, une eau claire et fraîche, la mousse et les feuilles sèches de leurs couches.
Or, un beau soir qu'ils devisaient en pleurant sur les misères des chrétiens, ils se sentirent envahis soudain par une douce, mais invincible torpeur. Au même instant tous s'endormirent. Et ce sommeil qui les prit ainsi, selon la légende, dura trois cent soixante-douze ans.
Ils s'éveillèrent un beau matin, tranquillement, persuadés qu'ils venaient seulement de s'endormir profondément, durant toute une nuit.
Autour d'eux rien n'était changé. Le soleil radieux montait à l'horizon, les oiseaux gazouillaient, les fleurs, plus fraîches après la nuit, resplendissaient.
Malchus, passant sur son épaule la courroie de son arc, prit le chemin qui conduisait à Éphèse. Mais arrivé à quelques pas d'une porte, il s'arrêta tout interdit : une croix se dressait sur ces pierres.
"Une croix sur les murs d'Éphèse ?" murmura-t-il. Était-ce dérision, défi ou vénération ?
Mais l'idée de voir l'empereur converti lui parut tellement invraisemblable qu'il haussa les épaules et, très intrigué, continua sa route, se promettant de demander des explications au premier passant venu. Pourtant, à mesure qu'il avançait, il se trouvait absolument troublé : il ne reconnaît plus les rues qu'il parcourait ; les costumes aussi lui paraissaient changés et comme, par timidité, il n'osait pas questionner un des étrangers qu'il rencontrait, il poursuivit son chemin sans rien dire et arriva tout à coup sur le parvis d'une église - une église ouverte, publique, dans une ville qu'il avait vue, la veille encore, livrée aux persécutions d'un cruel empereur païen.
Et il n'y avait pas à douter, c'était bien une église, ce vaste et superbe temple orné de croix, de statues des apôtres, où l'on chantait à ce moment le verset d'un psaume qu'il connaissait bien.
Il se crut véritablement le jouet d'un songe.
"C'est impossible, se disait-il, essayant de se ressaisir dans l'émotion qui l'agitait. Ou je rêve, ou je ne suis pas à Éphèse. Comment une ville peut-elle ainsi se métamorphoser du jour au lendemain ? Je vais en toute hâte remonter vers frères pour leur confier ce qui m'arrive."
La vue d'une boulangerie lui rappela qu'il devait rapporter du pain.
Il entra et, s'étant fait servir, il tendit pour payer une pièce à l'effigie de Décius. Le marchand la refusa.
"Voilà, jeune homme, dit-il, une monnaie qui n'a plus cours. Attention, ajouta-t-il d'un air insinuant, on pourrait bien vous accuser d'avoir découvert un trésor des anciens empereurs.
- Je n'ai rien trouvé du tout, cria Malchus qui, déjà surexcité, devint rouge de colère ; et chacun sait du reste que les fils de l'honorable Plautius sont incapables de retenir un denier injustement."
Mais, à l'air étonné du marchand, il vit bien que le nom ne lui apprenait rien. Ainsi le souvenir même de sa famille était effacé !
Dans la rue, dans la boutique même, cette courte altercation avait attiré quelques curieux, et leurs regards, leurs chuchotements finissaient de désemparer le pauvre enfant qui, ne sachant plus à quel saint de vouer, demanda à être conduit à l'empereur Décius, pour lui révéler qu'on refusait la monnaie à son effigie.
"C'est un fou ! c'est un fou !" crièrent plusieurs voix.
Alors pour protester, il raconta comment ses frères et lui, fuyant devant un édit de l'empereur, s'étaient réfugiés dans une grotte du mont Célion.
Un lettré se trouvait là ; il connaissait en effet cet édit. Mais comment concilier une date qui remontait à près de quatre cents ans avec l'âge de cet enfant ?
"Allons au mont Célion, proposa-t-il, nous éclaircirons ce mystère."
Une petite troupe, bien vite accrue, se mit en marche vers la grotte.
L'évêque Saint-Martin qui se trouvait dans la ville, le proconsul, les magistrats, les clercs se joignirent au peuple. Tous voulaient connaître l'histoire des sept frères.
Il les trouvèrent attendant tranquillement leur pain quotidien. Leurs visages respiraient un calme profond.
Les plus adroites questions ne purent leur faire dire autre chose que ce Malchus avait déjà déclaré.
Mais il y avait tant de candeur, de simplicité dans leurs réponses, qu'il était impossible de les accuser d'imposture.
La foule, bientôt convaincue, cria au miracle et se retira très impressionnée.
On avertit aussitôt l'empereur d'Orient, Théodose II. Il accourut en toute hâte, escorté des plus illustres théologiens, avide de vérifier lui-même le récit miraculeux qu'on lui avait fait des sept Dormants.
"Quand il pénétra dans la grotte miraculeuse, dit la légende, le visage des sept jeunes gens resplendit comme le soleil. Le Maître d'Orient les embrassa en pleurant.
"Je crois voir, dit-il, Lazare ressuscitant."
"Alors, sous ses yeux, les sept Dormants d'Éphèse s'étendirent sur leurs couches séculaires, et leurs sept charmantes petites âmes prirent leur vol vers le Père Céleste."
Ainsi finit la légende des sept Dormants.

J. PERINAUX
 
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