016 Livre Des contes et légendes |
178 La bûche |
La bûche Il y avait autrefois un bon seigneur, puissant et riche. Il habitait un joli château aux tours élancées, aux murs ajourés comme une dentelle, caché dans les bars touffus d’un grand parc. Ses domaines s’étendaient au loin ; il y avait des laquais, des chevaux, des carrosses ; ses paysans le respectaient et l’aimaient pour sa générosité et sa bonté. Mais, malgré sa puissance, malgré ses richesses, ce seigneur était malheureux ; ses cheveux avaient blanchi avant l’âge, sa haute taille s’était courbée. Depuis plusieurs années, le parc ne s’égayait plus des sonores fanfares des chasseurs, les flambeaux ne s’allumaient plus dans la salle des fêtes, et, dans les bosquets attristés, les petits oiseaux n’osaient plus lancer leur chanson joyeuse. Un soir, à la nuit tombante, il y avait déjà dix ans, le seigneur se promenait à quelques pas du château seul, donnant la main à la petite Blanche-Rose, sa fille. L’enfant causait gentiment, et riait et s’amusait. Tout à coup, le père sentit la petite main trembler dans la sienne ; il lui sembla voir passer, rapide, une grande ombre noire ; et, atterré, fou de douleur, il se trouva seul : la petite Blanche-Rose avait disparu. Il rassembla ses gens, on fouilla tous les recoins du parc, on parcourut tout le pays : ce fut peine inutile, personne ne put rien découvrir. Les génies et les fées de la forêt voisine cachaient sans doute l’enfant dans leur royaume. Et depuis, sans se lasser, le malheureux père promettait toujours fortune et honneurs à qui lui rendrait sa fille. Nul n’osait se hasarder à essayer de la ravir à celui qui la gardait, car celui-là devait avoir une grande et terrible puissance. Un jour, trois voyageurs frappèrent à la porte du château, demandant l’hospitalité pour la nuit. Comme ils se reposaient et qu’on leur servait leur repas dans la grande salle, ils s’étonnèrent du silence morne de cette splendide demeure et on les instruisit des malheurs qui accablaient leur hôte. Ils étaient jeunes, entreprenants et hardis : « Conduisez-nous près de votre maître, » dirent-ils… Et l’aîné, s’avançant le premier : « Je vais chercher votre fille, dit le cadet. Si je la trouve, je veux l’épouser. - Je ne vous refuserai rien, promit le seigneur. Rendez-moi mon enfant, et vous réclamerez la récompense que vous voudrez. - Je vais aussi chercher votre fille, dit le cadet. Si je la trouve, vous me donnerez la moitié de vos richesses. Avec l’argent, j’aurai le bonheur. - Et toi, dit le seigneur au troisième qui se taisait, ne veux-tu pas essayer de retrouver mon enfant ? Tu pourrais l’épouser et avoir l’héritage de mes vastes domaines ; ou, si tu préférais, tu pourrais comme ton cadet retourner, riche, dans ton pays. - Ni les honneurs, ni les richesses ne me tentent, répondit le jeune homme. Je vais chercher votre fille, et si je puis vous la rendre, j’en aurai une grande joie et je ne demande pas d’autre récompense. » Le lendemain, dès l’aube, les trois jeunes gens s’engagèrent dans la forêt. Ils s’enfoncèrent sous les arbres touffus, et longtemps, longtemps, ils marchèrent. Enfin, vers le soir, ils aperçurent une lumière à travers les branches. A mesure qu’ils approchaient, la lumière grandissait et, tout à coup, ils virent devant eux un château merveilleux. Les jeunes gens s’avancèrent et frappèrent : personne ne répondit. La porte cependant était entr’ouverte ; ils entrèrent : personne dans le vestibule ; personne dans la salle à manger où trois couverts étaient mis ; personne dans la salle voisine où trois lits étaient préparés. « Tout ceci, dit l’aîné, ne me dit rien de bon. C’est quelque piège qui nous est tendu. Partons. - Restons plutôt, dit le jeune. On nous craint, puisqu’on essaye de nous tendre un piège. Méfions-nous, soyons prudents, mais restons… » Ils changèrent de bon appétit le repas servi. Ils dormirent dans la chambre aux trois lits. Le lendemain, ils convinrent que deux iraient explorer la forêt, tandis que l’autre resterait et garderait le château désert. Ce fut l’aîné qui resta. Il alluma un grand feu et, installé devant la cheminée, il attendit. Ses frères étaient partis depuis longtemps quand il vit venir dans l’avenue un vieillard marchant péniblement, appuyé sur un bâton. Une longue barbe blanche descendait sur sa poitrine, si longue qu’elle tombait presque à terre. Il heurta à la porte : « Je suis mourant de froid et de fatigue, dit-il. - Entrez et reposez-vous, dit le jeune homme. Mettez une autre bûche au feu pour vous mieux réchauffer. - Je ne puis pas. Voyez, je suis très vieux et je n’ai plus de forces. » Le jeune homme alors, se baissa pour mettre du bois dans le foyer ; mais comme il était penché, le vieillard, soudain redressé et plein de vigueur, lui administra une volée de coups de bâton et, le laissant étourdi et brisé, disparut. Le soir, à leur retour, ses frères le raillèrent : « Ah ! Ah ! Tu t’es laissé battre par un vieillard ? Demain tu iras dans la forêt. C’est moi qui resterai, » dit le cadet. Le lendemain, comme il veillait près du feu, le même vieillard heurta à la porte, demanda l’hospitalité, s’assit près du foyer, et pria qu’on mît une autre bûche au feu ; le jeune homme, qui, la veille, n’avait écouté que d’une oreille distraite les détails de la mésaventure de son frère, se courba comme lui et, comme lui, fut mystifié et battu. « Je ne reste plus ici ! Garde qui voudra cette demeure, dit-il le soir. Je crois que le diable l’habite. - Continuez les recherches dans la forêt, je resterai à mon tour, » dit le plus jeune des trois frères. Et, tandis qu’il songeait, seul, près du foyer, un vieillard encore se présenta et demanda un abri et quelques secours : « Asseyez-vous et chauffez-vous, bon vieillard… » Prudent et avisé, le jeune homme observait. « Une autre bûche au foyer, s’il vous plaît, pour réchauffer mes membres engourdis. - Prenez, mettez du bois autant que vous voudrez. - Je ne puis, je suis trop vieux. - Essayez toujours. Je n’attiserai pas le feu moi-même. » D’un air indifférent, le jeune homme fit mine de s’apprêter à refendre quelques morceaux de bois et s’était armé d’un coin de fer comme en ont les bûcherons, et d’une lourde massue. Le vieillard eut un regard perçant, scrutant ses intentions ; puis, lentement, il se baissa pour ranimer le feu ; sa longue barbe tombait sur l’énorme bûche qu’il allait soulever. Prompt comme l’éclair, le jeune homme saisit la pointe de cette barbe immense, l’enroula autour du coin de fer et d’un grand coup de massue, la fixa dans la bûche : « Enlève-moi cette bûche, cria le vieux, suppliant d’abord, puis fou de colère. - Inutile, dit le garçon. Je suis maintenant maître de toi. Tu ne couperas pas ta barbe pour te débarrasser de ton fardeau, car je l’ai bien compris, c’est dans ta barbe que réside ta puissance ; tu ne dénoueras pas non plus le nœud que je viens de serrer et dont une fée, ma marraine, m’apprit le secret. Tu es à ma merci. Voici mes conditions ; si tu veux la liberté, dis-moi où est Blanche-Rose et rends-là moi ; car, j’en suis certain, c’est toi qui l’a ravie. » Le génie de la forêt était vaincu. « Tu nous a attirés dans un piège ; tu pensais nous tromper, nous effrayer et nous dérouter. J’ai déjoué tes ruses. Conduis-moi dans la demeure où tu as caché l’enfant. - Tu as été plus subtil que moi. Viens donc ; suis-moi. Mais, d’abord, enlève cette bûche qui m’empêche de marcher. - Prends-la sous ton bras, mets-la sur ton épaule, arrange-toi, mais je ne te débarrasserai de ton fardeau incommode que lorsque j’aurai la fille du seigneur. » Le génie dut obéir. Ils partirent. Ils prirent, à la sortie du parc, un sentier dans la forêt. La nuit se fit sombre, un orage épouvantable fit craquer autour d’eux les branches des grands chênes ; dans le sifflement du vent, semblait grincer des voix moqueuses et courroucées. « Dénoue ma barbe, et tu te retrouveras avec tes frères, et je te laisserai revenir dans ton pays sans te faire aucun mal. - Non. Marche, je te suis. - Je te donnerai de l’or, beaucoup d’or ! - Je veux Blanche-Rose. » On arrivait à l’entrée d’une profonde caverne. Le jeune homme vit des monstres menaçants, et passa sans peur, à la suite de son guide ; et tous deux enfin se trouvèrent tout à coup devant une grotte merveilleuse que milieu de laquelle une jeune fille remarquablement belle reposait, songeuse et triste. Muet d’admiration, le jeune homme s’arrêta. « Va-t-en, murmura le vieillard, et demande-moi ce que tu voudras ; je ne te refuserai rien. - Non. - Eh bien ! Enlève cette bûche et vous partirez tous les deux. - Quand je serai hors de ta puissance, avec la fille du seigneur, alors seulement je dénouerai ta barbe. » Il fallut se rendre. Le jeune homme s’avança vers Blanche-Rose. « Venez avec nous, » dit-il. Et, sans aucune résistance, elle se leva et les suivit. Tous trois sortirent du château, traversèrent le bois, maintenant calme et silencieux, et atteignirent la lisière de la forêt. Quelques heures après, les jeunes gens étaient près du seigneur. Le père et l’enfant ne pouvaient croire à leur bonheur et remerciaient avec effusion le jeune qui se disposait à s’éloigner, les yeux pleins de regrets en quittant Blanche-Rose ; mais celle-ci regarda son père, et, avec une simplicité charmante, mit sa main dans la main de son sauveur. Un mois après, les cloches de la chapelle sonnaient, joyeuses, pour un mariage. Le courageux vainqueur du mauvais génie de la forêt vécut désormais heureux dans le vieux château aux murs ajourés comme une dentelle, entre sa jeune femme et ses deux frères, qu’il avait gardés près de lui. M. REMOND |
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