016 Livre Des contes et légendes |
187 La belle fileuse |
La belle fileuse - Légende Franc-Comtoise Jadis, au château de Vauvise, dont les hautes tours se reflétaient dans les eaux de la Saône, vivait une petite fille de douze ans, vive, espiègle et surtout.. paresseuse comme pas une petite fille de nos jours ne voudrait l'être. Philippine était la fille du sire de Vauvise, maître et seigneur du manoir. Elle avait perdu sa mère en naissant ; son père, grand chasseur et habile guerrier, faisait souvent de lointaines expéditions, et la laissait au château sous la tutelle de dame Mahaut sa gouvernante. La vie n'était pas gaie dans les vastes salles et longues galeries silencieuses ; néanmoins la petite châtelaine ne se fût pas plainte de son sort, si dame Mahaut n'eût entrepris de lui apprendre les travaux alors en honneur chez les nobles dames. Chaque jour, Philippine et Jehanne, sa sœur de lait, assises sur de hautes escabelles, la quenouille au côté, le fuseau en main, passaient de longues heures sous les yeux vigilants de la vieille femme qui répétait : "Attention, mes filles ! Voyez comme je tords les brins de lin,... comme je tourne le fuseau ! La noble Hilda, notre défunte baronne, filait comme une vraie fée ! Il faut que vous deveniez aussi habile qu'elle, damoiselle Philippine." Pour toute réponse, la fillette bâillait, jetant des regards dolents vers Jehanne docilement occupée à remplir sa tâche. Alors Mahaut, se fâchant, faisait de longs semons, et finissait toujours par punir l'enfant paresseuse. Un jour que la tâche avait été accomplie encore plus mal qu'à l'ordinaire, Philippine fut condamnée à demeurer enfermée jusqu'au soir dans la tourelle qui lui servait de chambre. Assise près de l'étroite fenêtre, elle regardait tristement la campagne, tout en murmurant : "Quand je serai grande, un beau chevalier m'épousera, me conduira dans son manoir ; j'y serai dame et maîtresse : alors je ne toucherai plus jamais ni une aiguille ni une quenouille." Tout à coup, dans un orme planté de l'autre côté du fossé, elle aperçut un petit homme tout ridé, à cheval sur l'une des branches. "Holà ! manant ! cria-t-elle de sa voix impérieuse, viens-tu donc espionner le château ?... Descends au plus vite, ou j'appelle, et alors, malheur à toi ! - N'appelle pas, Philippine, repartit l'inconnu ; tu t'en repentirais ! Je t'apporte un merveilleux présent, que me voici prêt à te donner si tu as une corde pour le hisser par la fenêtre." Sans se faire prier, la jeune curieuse fit un gros nœud au bout d'une corde de soie, et la lança au petit homme, qui la saisit maladroitement et y attacha l'objet. Mais quelle déception lorsque, ayant amené la corde à elle, Philippine vit de près l'objet qui s'y trouvait attaché ! "Une quenouille ! dit-elle en colère ; tu te moques, vilain !" Et déjà elle faisait le geste de la briser. "Nenni, Damoiselle, je ne raille pas ! C'est un trésor que vous tenez, répondit le petit homme ; essayez seulement de filer, elle fera la besogne toute seule ! Depuis dix ans je cherche une fille assez paresseuse pour mériter mon présent." Rouge de dépit, Philippine ouvrit la bouche pour appeler à son aide et faire châtier l'insolent, mais le petit homme, dégringolant de l'arbre disparut à la lisière du bois. Alors elle réfléchit que, personne n'ayant entendu le mauvais compliment qu'il venait de lui faire, elle pouvait garder le secret et essayer la vertu de son présent. Dès le lendemain, après avoir habilement substitué la mystérieuse quenouille à celle que chaque jour elle passait à sa ceinture en gémissant, la petite châtelaine prit place sur son escabelle aussi docilement que Jehanne elle- même. O merveille ! en moins d'une heure, la tâche de la journée fut achevée, et jamais fil plus fin de sortit des doigts d'une fée. Jehanne ouvrait de grands yeux, et dame Mahaut ne se sentait pas d'aise, pensant que ses derniers reproches avaient décidé Philippine à se corriger. Bientôt l'admiration de la gouvernante gagna les gens du manoir ; ils parlèrent au dehors de la surprenant habileté de la fille du baron, que tous surnommèrent "la Belle Fileuse". Elle atteignait ses seize ans lorsque le comte Robert d'Espieu, suzerain des sires de Vauvise, donna de grandes réjouissances dans son château, et y invita tous les seigneurs de la contrée. Ceux-ci eurent soin d'y amener leurs filles, car on disait tout bas que Berthilde, mère du jeune comte, voulait profiter de ces fêtes pour lui choisir une femme. Philippine y vit aussi avec son père, et Robert, supplia Berthilde de demander sa main sans plus tarder. "Doucement, beau fils ! répondit l'austère comtesse : des filles de ducs et de princes seraient fières de porter votre nom ; celle-ci est la fille d'un simple baron ; je veux connaître son mérite avant de l'accepter pour bru. Une comtesse d'Espieu ne doit pas être frivole ni surtout paresseuse... - Oh ! pour cela, Madame, vous êtes servie à souhait, s'écria le jeune homme. Philippine est surnommée "la Belle Fileuse". - Je veux la preuve de son adresse, répondit prudemment la mère ; qu'elle file devant moi un écheveau de fil aussi uni que le mien, elle sera votre femme si c'est votre bon plaisir." Le soir, Jehanne, devenue la suivante de sa maîtresse, vint l'aider à se mettre au lit, et la trouva toute triste : "Je suis perdue ! ma mie, s'écria-t-elle en sanglotant : la comtesse Berthilde veut me voir filer un écheveau, avant de permettre que son fils me choisisse pour femme... Je n'ai pas ma quenouille ! - On vous en prêtera une autre, Damoiselle... - Hélas ! c'est cela qui me fait peur... Mon malheur est certain !" Et la jeune fille avoua le secret de la merveilleuse quenouille. "Séchez vos pleurs, Damoiselle, repartit Jehanne toute frémissante. Avant trois jours vous aurez votre quenouille ; j'irai en hâte la chercher." Le troisième jour, la jeune suivante n'était pas revenue. Debout sur la plus haute tour, Philippine interrogeait l'horizon... Enfin, dans le lointain, un point noir paraît,... il grandit... Ce sont des hommes d'armes qui rentrent au manoir. Deux d'entre eux portent quelque chose que l'on distingue enfin... Grand Dieu ! c'est une femme, et elle paraît sans vie ! Avec un grand battement de cœur, Philippine reconnaît la robe de Jehanne !... Sa chère Jehanne... blessée... tuée peut-être par des malfaiteurs. La troupe passe lourdement le pont-levis ; une rumeur se fait dans le château. Pâle et tremblante, Philippine gagne la salle basse, où, soignée par la comtesse, sa suivante ouvre déjà les yeux. "Ah ! Damoiselle, murmure-t-elle à la vue de sa jeune maîtresse, j'ai fait diligence pour revenir ; mais, dans la forêt, j'ai pensé mourir de peur : le petit homme ridé m'a enlevé de force la quenouille ! - Tu es sauve, ma Jehanne ! Je n'ai souci de la quenouille du vilain homme ! De ma vie je ne serai plus paresseuse !" s'écria Philippine. Puis s'inclinant devant la comtesse : "Je ne sais pas filer, noble Dame ; cette quenouille faisait seule la besogne quand je la tenais ; Jehanne a voulu me l'aller chercher au péril de sa vie, car je sentais un grand désir de devenir comtesse d'Espieu !... A cette heure, pour me punir de ma paresse et de mes tromperies, je fais vœu de ne pas me marier avant d'avoir filé assez de lin pour tisser le linge qui remplira mes coffres !" Philippine de Vauvise tint sa promesse. Rentrée dans la demeure du baron, elle prit bravement la quenouille, et fila sans relâche du matin au soir. Robert d'Espieu, touché de son repentir et de son courage à racheter ses fautes, jura de l'attendre. Trois ans plus tard, lorsqu'il ramena sa jeune épouse dans son château, le cortège était précédé des coffres remplis du linge filé par Philippine. Anne MOUANS |
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