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016 Livre
Des contes et légendes
190 L'oreille de Denys

L'oreille de Denys

La fête se déroulait, fastueuse et splendide, au palais de Denys, tyran de Syracuse.
Dans toute la ville, le peuple poussait des cris de triomphe ; des barques chargées de fleurs glissaient sur la mer, aux clartés de la lune ; et le chant des matelots montait jusqu’aux étoiles. Les Athéniens étaient vaincus !... Pendant un an, ils avaient assiègé Syracuse. Mais, écrasés enfin, ils avaient vu leurs généraux mis à mort, et sept mille d’entre eux avaient été faits prisonniers.
« Victoire ! criaient les courtisans. Gloire à Denys ! Gloire au maître souverain ! Gloire à l’immortel vainqueur !...
Étendu sur un lit de pourpre et de drap d’or, le tyran souriait, d’un sourire cruel. Il avait inventé, pour se défaire des prisonniers, un supplice horrible, dont la nouveauté séduisait son âme impitoyable. Il les avait fait jeter dans les Latomies, sortes de carrières, profondes de cent vingt à cent cinquante pieds, bornées de tous côtés par des parois rocheuses entièrement à pic, et dont les issues avaient été murées. Et là, les Athéniens mouraient, de désespoir, de folie, et de faim.
Le tyran avait trouvé mieux encore : du fond d’une de ces Latomies s’élevait jusqu’au sol, en serpentant à travers la roche, une fissure singulière : celui qui se plaçait au bord entendait avec une netteté prodigieuse les moindres bruits, les moindres paroles, prononcées au fond de la carrière ; et s’il y répondait, même à voix basse, on l’entendait aussi. Chaque jour, Denys s’en allait passer de longs instants auprès de cette fissure, et il se repaissait des gémissements des prisonniers, qui mouraient, là-bas, tout au fond, dans l’abîme.
Et c’est pourquoi, ce soir-là, Denys souriait…
Les comédiens, les jongleurs, les acrobates, avaient défilé.
« Les flûtistes ! » commanda le maître.
Elles vinrent, elles jouèrent, elles dansèrent, et l’une d’entre elles attira particulièrement l’attention du tyran. Elle pouvait avoir treize ans ; gracieuse et fine, elle jouait de la flûte d’ivoire à deux corps, et, sans doute, elle avait à apprendre encore, mais si imparfait que fût son jeu, elle y mettait tant d’âme que Denys, musicien passionné, fut séduit.
« Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.
- Mélitta, seigneur.
- Qui t’apprend à jouer ainsi ? Qui t’enseigne ces airs ? »
L’enfant hésita.
« Les étoiles… » dit-elle enfin.
Denys sourit.
« Mais comment ?
- Le soir, maître, je me promène dans la campagne, à l’heure où elles paraissent dans le ciel, et je les regarde. Je les regarde jusqu’à ce que les larmes me viennent aux yeux. Puis je joue… et je vous ai redit les airs qu’elles m’ont inspirés. »
Le tyran demeurait songeur.
« Tu seras une grande artiste, dit-il enfin. Tu m’as fait éprouver, ce soir, une émotion nouvelle. Qui pourrait se vanter, ici, d’en avoir fait autant ?... Je ne t’oublierai pas Mélitta. Quand tu auras besoin de quelque chose, viens à Denys, il t’accorderas ce que tu lui demanderas. »
Et les courtisans crièrent encore : « Gloire au maître !... » tandis que Mélitta se prosternait.
Le surlendemain, à l’heure où paraissait la lune, Mélitta sortit de la demeure qu’elle occupait avec ses parents près du fleuve Anapos. Son père habitait près des eaux bleues où poussent les papyrus, dont il faisait des feuilles pour les manuscrits des poètes et des géomètres. Mélitta marcha longuement dans la campagne, en regardant ses amies, les étoiles. Elle longea la voie des Tombeaux, et passa près du théâtre, dont la lune argentait les degrés de pierre ; elle laissa sur sa gauche la masse énorme de l’Elipolis, citadelle imprenable, et, s’éloignant de la mer, elle s’en vint, sans y songer, vers les Latomies. Elle s’arrêta enfin et s’assit au pied d’un olivier : et le chant de sa flûte d’ivoire s’éleva dans la nuit.
Tout à coup, au milieu d’un trait rapide et brillant qui ressemblait à un trille de rossignol, Mélitta entendit nettement une voix faible, mais distincte, qui murmurait, avec un accent désespéré :
« Pitié !... Oh ! pitié !... »
Effrayée, la flûtiste cessa brusquement de jouer et regarda tout autour d’elle. Elle n’aperçut que la nuit étoilée, des oliviers frissonnants, et le miroitement de la lune sur une colonnade du temple.
« Qui que tu sois, aie pitié de moi !... » redit la voix.
Stupeur !... La voix semblait venir du centre de la terre. Mélitta regardait maintenant à ses pieds, presque épouvantée, lorsqu’une explication soudaine traversa son esprit :
« L’oreille de Denys ! »
Elle était arrêtée au bord de cette fissure qui, serpentant à travers le rocher, descendant au cœur d’une des Latomies – Cette fissure que le peuple nommait l’oreille de Denys, parce que le tyran venait s’y repaître des gémissements des prisonniers ! A n’en douter, c’était l’un d’entre eux qui implorait miséricorde ; le chant de la flûte était descendu jusqu’à lui, et, par le même chemin, montait sa plainte. Mélitta se pencha sur le bord de la fissure :
« Qui es-tu, demanda-t-elle, toi qui parles en suppliant ?
- Eutelos, Athénien. J’ai dix-huit ans et je ne veux pas mourir. Depuis cinq jours et cinq nuits, je me nourris d’herbes et de racines. Mais je me sens bien faible. Ma fin, sans doute, est proche ; pitié ! pitié ! Les Dieux qui t’ont donné la science de la musique ont dût te donner une âme noble et compatissante. Peux-tu me secourir ? Qui es-tu ?...
- Presque une enfant. Comment te sauverai-je ?
- Une corde… murmura le prisonnier.
- Mais, existe-t-il au monde une corde assez longue ? Où la trouverais-je ? Comment ferais-je ? »
- Un cri de désespoir s’éleva du fond de l’abîme.
« Alors, il faudra que je meure ! Et le chant de flûte, que je croyais un chant de salut, n’aura été pour moi qu’une lamentation de mort ! »
Mélitta se sentit déchirée d’angoisse. Un espoir naquit en son cœur.
« Étranger !... Étranger !... Peut-être pourrai-je te sauver ! Je ne t’en dis pas plus long. Mais demain, au milieu du jour, tu entendras ma voix.
- Que les Dieux te protègent ! » murmura l’Athénien du fond de l’abîme.
Le lendemain, dès le lever du jour, Mélitta paraissait devant Denys. Le tyran lui sourit.
« Que veux-tu petite ?
- Te jouer un chant, maître, que les étoiles m’ont enseigné cette nuit ! »
L’enfant prit sa flûte et joua. Elle pensait aux malheureux, qui mouraient dans les Latomies syracusaines, et sa flûte exhalait un tel désespoir que Denys fut touché.
« Encore une fois, s’écria-t-il, ce que tu me demanderas, je te le donnerai ! »
Alors Mélitta se prosterna.
« Je te demande maître, la grâce d’un prisonnier qui m’a appelé cette nuit, tandis que je jouais de la flûte au bord des Latomies. Me la refuseras-tu ?
- Ce n’est que cela ? »
Et Denys haussa les épaules.
« Je ne croyais pas qu’aucun d’eux vécût encore. Mais, puisque tu le veux, qu’on délivre tous les survivants ! Les Athéniens purent revoir le ciel de la patrie, et les levers de soleil sur l’Acropole éblouissante. Mais, parmi eux, il en fut un qui se fixa à Syracuse : c’était Eutelos. Orphelin, il se créa un second foyer chez les parents de Mélitta. Et, quelques années plus tard, devenu sculpteur célèbre, il unit pour toujours son existence à celle qui la lui avait conservée, à Mélitta, la plus inspirée des flûtistes de Syracuse.

Auguste BAILLY
 
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