016 Livre Des contes et légendes |
140 L'homme sans peur |
L'homme sans peur Ceci se passait dans l'Inde, il y a longtemps, longtemps. Un homme était très beau, très courageux et très pauvre. Après avoir parcouru le monde et fait tous les métiers, il n'était pas plus riche que le jour de sa naissance, c'est-à-dire qu'il n'avait pas le sou, ses parents étant de pauvres bûcherons. Il rêvait tristement aux où sa grand'mère, pour l'endormir lorsqu'il avait très faim, lui racontait des histoires de génies qui parfois descendaient sur terre pour réaliser les rêves des pauvres mortels. "Ah ! soupirait-il, ce temps-là n'a jamais dû exister, et en tous les cas il n'a pas l'air de vouloir revenir pour moi. En l'attendant, je n'ai plus que le choix entre mourir de faim ou me jeter à l'eau. J'aimerais mieux ni l'un ni l'autre." Tandis qu'il faisait ces réflexions, il entendit un bruit bizarre, puis vit se dresser devant lui un étrange petit homme, affreux magot, qui le regardait en ricanant d'une manière insupportable. "Espèce de vilain petit homme, qu'est-ce que tu fais-là à rire de ma misère ? Veux-tu que je te passe mon sabre à travers le corps ? - Tu peux toujours essayer, répond le petit magot, sans s'interrompre de ricaner. _ Tiens ! voilà pour toi, alors !" Et le voyageur, tirant son sabre, en allongea un grand coup au ricaneur. Mais la lame se cassa comme du verre. "Ah çà ! est-ce que tu serais un génie, par hasard ? - Tu l'as dit, répliqua le petit homme, en grandissant tout à coup et prenant une figure des plus majestueuses, mais un air très peu commode quand même. - Eh bien, tu devrais joliment exaucer mes désirs, comme ma grand'mère me racontait que vous le faites quelquefois, Messieurs les génies. - Et quelle raison aurais-je de te servir, toi qui veux faire connaissance avec moi à coup de sabre ? - Pardonne-moi, je ne savais pas à qui j'avais affaire, et d'ailleurs si tu veux mon âme et mon corps en gage, je te les donne à condition que je sache un peu sur terre ce que c'est que de ne pas être un gueux. - Hum ! ton corps et ton âme réunis, cela ne fait pas une bien fameuse marchandise. Enfin, soit ! Mais à une condition : je te donnerai ce que tu désires, mais auparavant il faudra que tu me prouves que tu n'as peur de rien. Sinon, je garde ton âme pour mon dérangement, et ton corps par-dessus le marché, et pour le reste, tu n'auras rien du tout... - Ah çà ! tu parles bien longtemps. Quand tu auras fini de faire de l'esprit, je serai prêt à te prouver que je n'ai peur de rien ni de personne, pas même de toi. - Eh bien, dis-moi d'abord ce que tu désires. - Attends... je voudrais... comme dans les contes de ma grand'mère, épouser une princesse belle comme le jour, riche comme "tout l'or du monde", bonne comme le bon pain, et instruite comme le B, A, BA. - Parfaitement, mon garçon. Et pour que tu ne dises pas que je t'ai pris en traître, accroche-toi à un pan de mon manteau, et en route ! Je vais te faire voir ta belle princesse." Les voilà partis et arrivés en un clin d'œil. Ils descendent par la cheminée dans un beau palais où ils voient une reine bien plus belle que le pauvre hère n'avait pu l'imaginer. Il va pour faire un pas, s'agenouiller devant elle et lui dire : "C'est moi qui suis le chevalier que vous attendez", lorsque son compagnon lui dit en riant : Grand nigaud ! Ce n'est pas la reine. Est-ce que tu crois que je n'ai pas pris la précaution de jeter un charme sur elle de façon à ce qu'elle ne te voie pas avant que tu aies fait les preuves de bravoure que tu dois me donner ?" Il n'avait pas fini ces mots, que, pata poum ! crac ! crac ! pouf ! pif ! paf ! voilà le palais qui s'écroule sur les voyageurs et sur la reine ! Des cris de douleur retentissent de tous les côtés. Le sang coule, d'énormes flammes s'élèvent, produisant une fumée aveuglante, et il ne reste plus, ses merveilles entières, qu'un monceau de pierres et de charpentes. "Voilà, dit-il simplement à son guide, une maison très mal construite. Quand je serai marié avec la princesse, je ferai tout d'abord couper le cou à l'architecte, et on me rebâtira une demeure plus solide". Le génie fit semblant de rire, comme s'il trouvait la plaisanterie excellente, mais au fond il était un peu vexé de voir que l'homme n'avait pas eu peur. "Tu as raison, dit-il. Nous allons retrouver la princesse. Seulement le chemin est un peu mauvais." De nouveau, les voici partis à travers une route qui n'en finissait pas ; tantôt noire, tantôt rouge, tantôt chaude, tantôt froide, mais plus rouge, plus noire, plus froide, plus chaude que tout ce que vous pouvez imaginer de froid, de chaud, de rouge et de noir. En même temps il y avait de vilaines limaces qui venaient se coller aux vêtements des voyageurs et d'affreux serpents qui ouvraient des gueules menaçantes. Mais de tout cela notre homme ne faisait que rire. Parfois encore il tombait tout à coup au fond d'un précipice. Parfois il sautait en l'air, si haut, si haut, qu'il croyait ne jamais devoir retomber... Eh bien, le voyageur s'amusait de tout cela comme un fou. On aurait dit qu'il n'avait jamais fait que voyager dans ces conditions-là. Enfin, après toutes sortes d'épreuves encore bien plus effroyables que celles-là, ils arrivèrent de nouveau devant le palais de la reine, un autre palais, bien entendu. Le génie alors s'incline courtoisement devant son compagnon et lui dit : "Je n'ai qu'une parole. Puisque tu n'as peur de rien, la reine sera ta femme et tu seras le roi. Tu n'as qu'à suivre le chemin que voici, et à frapper à la porte, puis à faire ton compliment. Tu es attendu. Bonsoir !" Le voyageur remercie le génie, malgré la longueur des épreuves et leur peu d'agrément. "Tu m'as, dit-il, fait passer par des endroits assez malpropres et assez humides, mais je te pardonne. Merci, et... atchi ! atchi ! atchi ! - Ah çà ! qu'est-ce qui te prend ? demanda le génie. - Ce qui me prend ? répond l'homme furieux. C'est que j'ai attrapé froid dans tes maudits souterrains, et me voilà joli maintenant pour me présenter devant une rein que je ne connais pas encore ! - Je ne comprends pas. - Tu ne comprends pas ! Eh bien, tu ne comprends pas que j'ai peur d'être enrhumé du cerveau ?... - Ah ! ah ! ah ! tu as peur ? s'écrie le génie en riant aux éclats. Alors, suivant nos conventions, la reine n'est pas à toi !" Qui fit sotte figure ? C'est notre voyageur. C'était bien la peine de s'être montré si brave tout le long du chemin pour arriver à cette déconvenue. "Allons, dit-il en soupirant. Emporte-moi où tu voudras !" Mais le génie, qui n'était pas si méchant qu'il en avait l'air, ne l'emporta pas et même lui donna quelque bien, ayant seulement voulu prouver au présomptueux que dans ce bas monde l'homme le plus brave a toujours peur de quelque chose. Arsène ALEXANDRE |
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