016 Livre
Des contes et légendes
104 L'homme de fumée

L'homme de fumée

De fumée ! Oh non ! Il était parfaitement en chair et en os, et il le prouvait de toutes façons. On l’appelait « l’homme de fumée » parce qu’il jouissait du don de produire en parlant une sorte de fumée qui prêtait à sa personne un charme irrésistible. Et ce don, qu’il tenait d’une fée, produisait son effet chaque fois que l’homme parlait de lui-même ou qu’il se trouvait en cause d’une façon ou d’une autre.. Dans ces deux cas, il mettait un tel feu dans sa parole que la fumée ne tardait pas à poindre. Elle venait l’envelopper d’un voile protecteur et couvrir ses faiblesses, au point qu’elles paraissaient autant de qualités agréables. On le voyait alors si gai de tout son effort, si aimable, que son meilleur ami risquait d’être sacrifié pour amuser l’auditoire un instant, si rempli d’esprit qu’il trouvait dans son imagination les argument du fait : - toutes choses qui le faisaient rechercher comme convive. Son écot ainsi que les notes de son tailleur se payaient en fumée.

Comme l’homme pouvait, malgré tout, sembler quelque peu vaporeux, il connaissait le secret de faire grand bruit aux moindres entreprises de la vie.

Longtemps, grâce à ces dons, il réussit et à se tenir en dehors des vicissitudes de l’existence et à s’en moquer, tant en planant au-dessus des peines trop souvent communes. Trop souvent aussi l’homme céda au plaisir d’exhaler sa fumée en bavardant, lorsqu’il eût été mieux inspiré de témoigner d’un peu de charité envers son prochain. Mais il s’aveuglait et s’étourdissait de parti pris, et les envieux purent parler de sa vanité et de son égoïsme sans l’effrayer. Il vit de même les années peser sur lui, et le forcer à produire nuages de fumée pour maintenir sa réputation du plus aimable des garçons. Tout changeait autour de lui : - il restait immuable, satisfait de lui comme au temps de ses premiers succès.

Un jour pourtant il remarqua qu’il était négligé. Le monde se lassait donc de ses charmes avant qu’il n’eût envie de cesser de briller et de consacrer sa vie aux agréments sans fin ? Il se trouvait seul alors que d’autres se recueillaient dans la famille qu’ils avaient fondée, et il payait, aux jours de vieillesse, cette liberté qu’il montrait autrefois, dans un glorieux défi, à ceux qui peinaient pour élever leurs enfants.

Et lorsque la maladie vint : « Ah ! se dit-il, mes amis n’abandonneront pas celui qui leur a fait passer tant d’heures agréables ! » Vite il les appela : l’un lui fit répondre qu’il partait en voyage avec son enfant, l’autre qu’il veillait sur sa femme malade, celui-ci qu’il allait être grand-père, celui-là qu’il mariait sa fille : - toutes raisons suffisantes pour laisser à lui-même l’homme de fumée.

Le délaissé eut tout à coup comme une vision de la vérité. Il vit que non seulement, dans sa vanité égoïste, il n’avait vécu que pour lui ; mais il s’aperçut encore que le gaspillage d’une existence de fumée et de bruit n’avait attaché à lui aucun de ceux qu’il connaissait autrefois. Pas un ! A cette pensée son cœur se serra. « Ah ! s’écria-t-il, qui viendra verser sur moi une larme de regret sincère ? Qui viendra réchauffer ma main dans la sienne, pour me sauver du désespoir ? » Il attendit vainement. Tout à coup, une terrible angoisse saisit tout son être, une angoisse qui sécha instantanément sa peau sur les os !

On conserva longtemps l’homme ainsi desséché ; mais un jour une vieille femme qui ne savait que parler de son prochain voulut le voir, et s’approcha si près avec la lumière qu’elle mit le feu à l’homme qui avait constamment parlé de lui-même et qui disparut, une dernière fois, en fumée !

CH. SCHIFFER - 1880
 
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