016 Livre Des contes et légendes |
211 Kathleen-aux-Oies |
Kathleen-aux-Oies - Conte de Noël Parce qu'elle avait été trouvée, un soir, au détour d'un chemin, si mignonne et blonde que les époux O'Flanagan, quoique fort pauvres, n'avaient pas su résister au désir de l'emmener avec eux, la petite Kathleen ne possédait point d'autre nom que celui de la sainte qu'on fêtait ce jour-là. Dès qu'elle avait été en âge de se tenir sur ses jambes, ses parents adoptifs avaient armé sa menotte d'une longue gaule et lui avaient confié un petit troupeau d'oies qu'elle poussait par les chemins. Et, à cause de cela, dans tout le petit village irlandais de Donoghue, on avait pris coutume de l'appeler "Kathleen-aux-Oies". Quatorze ans s'étaient passés qui avaient vu Kathleen croître en sagesse et en grâce. Dans la masure des O'Flanagan, qui vivaient misérablement du produit de quelques acres de terre, elle était tombée comme un joli oiseau tombe du nid, et ses yeux myosotis, sa chevelure d'avoine blonde égayaient la pauvreté de la baraque de torchis et de chaume. Comme eux elle s'était nourrie de pommes de terre, de bouillie de seigle et de lait caillé, mais son teint était resté pur, ses mains pâles et frêles, si bien que le vieux Patrick O'Flanagan, fumant sa pipe le soir au coin de l'âtre, disait parfois à sa femme en hochant la tête : "Elles n'est pas de chez nous, la petiote ; elle est trop jolie pour ne pas être la fille de quelque fée de notre patrie." Cet hiver-là avait été fort rude pour les habitants de Donoghue. La contrée si belle au printemps, avec ses près fleuris de marguerites, au bord du lac, ses taillis d'épines rose et blanches, avait été soudain rebelle à la culture. Les seigles et les avoines, couchés par l'orage, n'avaient rien valu ; la maladie s'était mise aux pommes de terre, et la pauvreté de tous dégénérait en misère. Pour comble, le château de Donoghue avait changé de propriétaire, et le nouveau "landlord" ne faisait pas grâce à ses fermiers de la moindre pièce de monnaie. Déjà il avait fait expulser par les gens de loi ses locataires les plus malheureux, qui étaient partis, les yeux brouillés de larmes, laissant derrière eux leur logis bouleversé. Une grande désolation planait sur tout le pays. C'est à quoi songeait Kathleen par cette triste journée du 24 décembre. Auprès d'elle son troupeau picorait l'herbe rabougrie sous la neige, et elle se lamentait de n'avoir pu vendre pour Noël une seule de ses oies. Lui faudrait-il donc voir le vieux Patrick et Mary son épouse jetés dehors ; ne pourrait-elle rien faire pour sauver les braves gens qu'elle aimait comme s'ils eussent été ses propres parents ? Et, par contraste, son esprit se reportait aux réjouissances qui, lui avait-on conté, se préparaient en ce moment au château, où lord Mac-Gartan, le nouveau maître, était venu s'installer pour les fêtes. Elle entrevoyait comme dans un songe les tables brillantes de lumières, couvertes de bouteilles de bière noire et de whisky, de volailles rôties, de harengs rouges à la saumure, de sucre candi et d'amandes brûlées. Quelle joie serait la sienne si elle pouvait procurer aux vieux O'Flanagan un pareil festin ! Au lieu de cela il leur faudrait se contenter de la bouillie noire et de l'eau du puits, encore heureux d'avoir, ce jour-là, un toit pour abriter leurs têtes. Le soir, bien qu'il n'y eût dans toutes les chaumières que tristesse et deuil, Kathleen-aux-Oies ne sut se résoudre à ne pas célébrer quelque peu Noël. Et pour secouer l'accablement des vieux O'Flanagan, elle leur dit avec une gaîté feinte : "Qu'importe si je dois demain les trouver vides, mais, comme les autres années, je veux mettre ce soir mes sabots dans la cheminée !" Patrick ne répondit point et la vieille Mary se contenta d'essuyer une larme. Malheureusement Kathleen se souvint tout de suite que, de sabots, elle n'en avait plus. Ceux qu'elle portait aux pieds étaient si usés, si démolis, qu'elle ne pouvait décemment les exposer dans l'âtre pour la nuit de Noël. Et elle se trouva fort embarrassée. Mais, s'étant rendue à sa chambre, elle en revint, tenant entre ses mains deux mignons petits sabots de buis taillé à facettes ornés de bandes de cuir rouge. "Ce sont ceux, dit Mary, que tu portais, petite, le soir où nous te découvrîmes, Patrick et moi, sous une touffe de genévrier. - Eh bien, pour ce que m'apportera le Père Noël, ils seront sans doute assez grands, " répondit Kathleen. Et souple, vive, si jolie que Patrick retrouva, pour l'admirer, son sourire, Kathleen-aux-Oies posa ses sabots près de la cendre. Quelle curiosité la fit se lever le lendemain de meilleure heure, pour aller visiter les sabots, c'est ce qu'on ne saurait dire. Hélas ! ils étaient vides, vides ! Et comme Kathleen demeurait là, le cœur tout de même gros, de violents coups frappés à la porte de la chaumière la firent sursauter. "Ouvrez, au nom du Roi !" criait-on. Et elle entendit le cliquetis d'armes heurtées. Son sang s'arrêta dans ses veines, et elle eut à peine la force de courir au-devant du vieux Patrick. "Est-ce que ce misérable, dit-il en tremblant, aurait le front de nous jeter dehors le jour de Noël ?" Et il souleva la barre de bois qui fermait l'huis. Lord Mac Gartan était là, à cheval, emmitouflé de fourrures, escorté d'autres cavaliers qui riaient. Le visage rougi par les libations de cette nuit de fête, ils échangeaient de grossières plaisanteries. Autour d'eux se tenaient le sheriff, magistrat vêtu de noir, et les hommes de loi et des soldats en jaquette rouge. "As-tu de l'argent, manant ? demanda durement le landlord au vieillard. - Monseigneur, ma maison est à vous, et tout ce qu'elle renferme. - Entrons donc, " fit lord Mac-Gartan, qui mit pied à terre. Déjà le sheriff et ses hommes commençaient leur perquisition. Les armoires étaient ouvertes, les tiroirs fracturés. "On gèle chez toi, maraud, cria le landlord, qui frappait du pied sur le sol de terre durcie. Que l'on fasse du feu !" Un soldat jeta du bois dans l'âtre, battit le briquet. Au fond de la pièce, la vieille Mary, effondrée sur un escabeau, ayant auprès d'elle Kathleen-aux-Oies, toute blême, considérait la scène en silence, les yeux secs, le cœur brisé. Présentant ses bottes au feu, le landlord vantait à ses amis cette partie de Noël inédite, le plaisir qu'il y aurait à voir ces marauds fuir dans la neige, et il leur rappelait le "porter" fameux (bière noire) qu'ils avaient bu la nuit. Mais soudain son regard, qui fixait la flamme tournoyante, tomba sur les petits sabots que le soldat, dédaigneusement, avait poussés dans le feu. L'un d'eux brûlait avec un pétillement sec ; l'autre montrait encore son bois jaune taillé à facettes et sa bande de cuir rouge. Et un cri jaillit de la bouche du seigneur, qui, au risque de se brûler, se pencha et s'empara précipitamment du sabot épargné. Les soldats se retournèrent. Le vieux Patrick s'était redressé. "Ces sabots, demanda-t-il haletant, que font-ils là ? Vous appartiennent-ils ? De qui les tenez-vous ?" Une émotion profonde se lisait sur ce visage, dont l'expression était si répugnante une minute auparavant. "Parlez, mais parlez donc ! rugit le landlord en saisissant par le poignet le vieux Patrick épouvanté. - Mais, monseigneur, ce sont les sabots... les petits sabots de Kathleen-aux-Oies... ceux qu'elle avait aux pieds lorsque... - Lorsque ? - Lorsque nous la trouvâmes, ma femme et moi, sur la route de Limerick." Le landlord jeta autour de lui un avide regard. Et ayant découvert les profonds yeux bleus, mouillés de larmes, de Kathleen serrée contre la vieille Mary, il resta une seconde stupéfait, puis, s'élançant vers elle, il la souleva dans ses bras, la pressa contre sa poitrine. "Maud ! ma petite Maud ! ma chère petite Maud !" balbutia-t-il dans un sanglot. Les hommes de loi, délaissant leur odieuse besogne, s'étaient alignés contre le mur, respectueux de cette scène émouvante. Les seigneurs avaient pris un air grave, et le vieux Patrick joignait les mains d'attendrissement. "Braves gens, dit enfin le landlord en posant à terre Kathleen étourdie, j'étais un misérable. Et voici que, grâce à vous, je redeviens honnête homme. La perte de ma petite Maud que j'adorais, et que, par vengeance on nous vola à Dublin, voici quatorze ans, me rendit presque fou. Je le devins bien davantage, lorsque, de chagrin, sa mère mourut. Pour m'étourdir je me jetai dans le plaisir, et mon cœur devint plus sec que le cœur d'un vieux chêne. Le vin aidant, j'étais en passe de devenir un malfaiteur, puisque je m'amusais à jeter dehors des braves gens comme vous, lorsqu'il neige sur les chemins. Mais j'ai retrouvé ma fille, ma Maud chérie, et en même temps mon cœur que j'avais perdu. "Vous, messieurs, - et se retournant vers les hommes qui le suivaient, il leur jeta une bourse pleine d'or, - allez par tout Donoghue annoncer que j'ai retrouvé ma fille, et que ce jour doit être pour tous jour de fête et de bonheur. Puis occupez-vous de faire rentrer chez eux les pauvres fermiers que j'ai expulsés. Je veux que jusqu'au souvenir de mes fautes spot effacé." Alors, par les chemins craquants de neige gelée, les habitants de Donoghue acclamèrent lord Mac Gartan qui, le visage transfiguré, tenait par la main Kathleen-aux-Oies et regagnait à pied le château, suivi du vieux Patrick et de la vieille Mary émerveillés. Et le soir, les compagnons de plaisir du landlord ayant compris que leur place n'était plus auprès de ce père converti, Kathleen-aux-Oies, ses yeux myosotis éblouis d'un luxe que même en rêve elle n'avait pu imaginer, présidait un repas superbe où Patrick et Mary, pleurant de joie, étaient assis aux côtés de lord Mac Gartan, leur seigneur. Jean MARBEL |
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