016 Livre
Des contes et légendes
219 Hervé le Noir

Hervé le Noir

La mer grondait sur les récifs, le vent faisait rage dans la nuit, et la neige tourbillonnait à travers l'espace ; aussi les habitants du village de Penmark se tenaient-ils calfeutrés dans leurs maisonnettes bien chauffées.
Ce soir là, il y avait veillée chez la vieille Janik Le Kéroude; ; et tout en filant au coin du feu, les jeunes filles babillaient gaiement, tandis que les jeunes gens regardaient monter au plafond la fumée bleue de leurs pipes en bois."Oui ! dit tout à coup la vieille Janik d'un ton sentencieux, si nous avons ce temps affreux, c'est parce que Hervé le Noir, le magicien des temps passés, a tenté de ravir méchamment la Princesse Anne aux cheveux d'or, afin de s'emparer de ses richesses immenses. Car il fut un époque lointaine où ni le vent, ni la neige, ni la mer n'existaient ; et, sans doute, si Hervé le Noir s'était tenu tranquille en ses donjons, rien de tout cela n'existerait encore ; nous nous vivrions, comme les hommes des âges écoulés, sans connaître le froid ni les tempêtes."
Voici en effet ce que conta Janik, tandis que le jeunes filles déposaient leurs quenouilles et que les jeunes gens cessaient de fumer.
Jadis, à l'époque où la race des magiciens et des sorcières inondait le monde, vivait en ces contrées lointaines un enchanteur cruel qui se nommait Hervé le Noir. Les méfaits de ce méchant homme étaient innombrables. Par dessus tout, il avait soif d'or ; dans ses châteaux fortifiés, il entassait les trésors les plus rares volés par lui dans le monde entier. Or, au même moment, régnait sur une partie de l'Europe, un roi dont les richesses dépassaient toute imagination : le magicien les convoitait. Mais comment s'en emparer ? Des gardes armés veillaient autour de coffres pleins de diamants, et la puissance d'Hervé s'évanouissait devant les éclairs bleus d'une lame d'acier. L'enchanteur chercha longtemps et trouva un stratagème, comme le roi avait une fille merveilleusement belle, la Princesse Anne, le magicien imagina de la demander en mariage. Ainsi se disait-il, je recevrai une dot sans pareille, et je remplirai mon château de ces richesses nouvelles. Mais le roi refusa.
"Va-t-en, méchant ! s'écria-t-il. Ni ma fille, ni mon or ne sont pour toi. Et si tu entreprends contre nous quelque action traîtresse, prends garde à toi : j'ai un fils ! Tu connais la valeur du Prince Edgard ; il est aussi beau et aussi brave que Saint-Michel. Je le jure par mon épée et par mon sceptre, il saura, si puissant que tu sois, faire siffler son glaive autour de tes oreilles !"
Le magicien se retira, la rage dans le cœur : sa ruse avait échoué. Il résolut alors d'enlever par la force la Princesse, pour ne la rendre ensuite que contre toutes les richesses de son père. Il partit donc.
Il s'en alla tout d'abord en des pays mystérieux, où nulle route connue des hommes ne conduisait. Dans ces régions lointaines, entamant le granit et le fer, creusant des fossés, élevant des tours, il bâtit un château fort à six enceintes.
"C'est là, dit-il que je l'enfermerai !"
Lorsque son terrible manoir fut édifié, durant la nuit, il traversa l'espace avec la vitesse de l'éclair et pénétra par une lucarne dans le château du roi. Les pas d'Hervé le Noir étaient silencieux comme le vol de la chauve-souris : nul ne put l'entendre. Le magicien, dont l'œil perçait les ténèbres, entra sans encombre dans la chambre où dormait la jeune fille ; il la souleva si doucement dans ses bras qu'elle ne se réveilla même pas ; puis, prenant son élan, il franchi d'un bond formidable des milliers de lieues, et déposa la Princesse dans ses redoutables donjons. Qui pourrait dépeindre le désespoir et la terreur de la jeune fille lorsqu'elle se réveilla ? Gémissant et sanglotant, elle supplia le magicien d'avoir pitié d'elle et de la rendre à ses parents bien-aimés. Mais rien ne put attendrir l'enchanteur.
"Vous allez écrire au roi votre père, dit-il, qu'il ait à faire transporter dans la plaine d'Armor en Bretagne, toutes ses richesses, sans en excepter le moindre collier de perles. J'irai les y prendre et vous rendrai la liberté. Mais si dans huit jours vous ne lui avez pas écrit, je vous tue !"
Sur cette menace, il s'éloigna, roulant des yeux farouches.
Mais la princesse Anne refusa d'écrire et se mit à prier.
Pendant ce temps, on la cherchait au château paternel. Les gardes parcouraient la campagne ; les suivantes allaient visiter tous les recoins du manoir ; tous les échos retentissaient du nom de la jeune fille. Qu'était-elle devenue ? Comment, pendant la nuit, avait-elle disparu ? On se perdait en vaines conjectures, et le roi et son fils silencieusement pleuraient.
Quatre jours s'écoulèrent. La Princesse Anne était toujours enfermée dans le donjon d'Hervé. Un matin, comme le soleil se levait, elle s'agenouilla dans sa chambre, tournée vers le bel astre radieux, et pria longtemps, implorant tout à tour les saints et les saintes du paradis. Puis elle s'accouda, triste et seule, sur l'appui d'une fenêtre qui dominait des rochers à pic hauts de cents pieds, songeant à ceux qu'elle aimait et qu'elle n'espérait plus revoir. Or, comme elle se rappelait les jours d'autrefois, un long soupir s'échappa de ses lèvres. Oh ! miracle ! Le faible soupir de la Princesse aux cheveux d'or, ce souffle léger sorti de ses lèvres roses, s'enfla, grossit éperdument, traversa l'espace, gronda sous le ciel, secouant les forêts et balayant le sommet des montagnes !... Dieu, de ce soupir, avait formé le vent impétueux... Le vent traversa le monde, et il alla gémir devant les fenêtres du château royal, où pleurait le père de la Princesse. Et ce dernier n'y prit pas garde. Mais Edgard entendit le bruit insolite et tressaillit.
"Oh ! s'écria-t-il avec désespoir, c'est le souffle de ma sœur aînée qui s'en est venu jusqu'à moi ! Où donc est Anne ? Où donc est la Princesse aux cheveux d'or ?"
... La Princesse était demeurée tout ensemble stupéfaite et émerveillée du miracle qui venait de s'accomplir.
"Hélas ! se disait-elle, puisque maintenant mon souffle parcourt au loin la terre, pourquoi ne lui confierais-je pas mon manteau de soie blanche ? Peut-être le prendrait-il pour le porter jusqu'à mon père."
La jeune fille, alors, détacha de ses épaules son grand manteau blanc, et le jeta par la fenêtre. Or, voici que le manteaux se sépara en mille parcelles, et ces parcelles en mille autres encore... Du manteau blanc, Dieu avait fait des flocons de neige qui maintenant tourbillonnaient dans l'espace...
La neige traversa le monde, elle aussi ; et elle alla couvrir de ses blancheurs le château royal, où pleurait le père de la Princesse. Edgard, immobile d'étonnement, reconnut soudain le doux parfum qui toujours s'exhalait des voiles de sa sœur.
"C'est elle, s'écria-t-il, c'est elle qui m'appelle à son aide ! Oh ! mon Dieu, exaucez-moi ! Où donc est la Princesse aux cheveux d'or ?..."
Seule à la haute fenêtre, les yeux perdus dans le ciel où le vent grondait, où la neige tournoyait, la princesse Anne, pleine de tristesse, gémissait toujours.
"Hé quoi ! murmurait-elle, me faudra-t-il dépouiller mon père ou mourir ici ? Mon Edgard, mon frère bien-aimé, ne pourrait-il me sauver ?"
Or, ses larmes coulaient et, sans qu'elle s'en aperçût, formaient des ruisseaux, puis des rivières, puis, tout à coup, une nappe d'eau immense et houleuse qui s'étendit à perte de vue devant elle. Dieu, de ses larmes, venait de créer la mer qui couvrit aussitôt la moitié du monde, et tout à coup les derniers flots allèrent lécher la muraille du château royal, où le père de la jeune princesse songeait à son enfant perdue. Edgard, l'adolescent aussi beau, aussi brave que Saint-Michel, comprit le miracle. Dans un transport de bonheur, il s'écria :
"Voici la route que je dois prendre ; je vais chercher ma sœur Anne !"
Au même instant, les flocons de neige tombant sur l'eau de la mer se rapprochèrent, se confondirent, et bientôt un bateau blanc se balança sur les ondes. Edgard sortit du château, monta dans la nef, ceint de son éblouissante épée, et le vent l'emporta vers le château du magicien...
Hervé le Noir, terrifié par tous ces prodiges où il reconnaissait un pouvoir supérieur au sien, tremblait comme une feuille. Lorsqu'il vit arriver le jeune homme, il comprit que Dieu seul pouvait l'avoir amené jusque là. Il sortit alors du château et, lâchement, vint s'agenouiller devant lui pour demander grâce. Mais Edgard, sans presque le regarder, d'un coup d'épée lui trancha la tête. Au même instant, toutes les portes du manoir s'ouvrirent, les murailles se fendirent, et la Princesse Anne vint se jeter, souriante et radieuse, dans les bras de son frère... Quelques minutes après l'esquif de neige les emportait vers le château paternel...
Vous dire que le roi fut heureux, vous dire que la Princesse et le Prince Edgard continuèrent à s'aimer, vous dire que ce dernier devint un grand souverain et gagna beaucoup de batailles, vous dire enfin que tous trois vécurent dans la joie, adorés de leur sujets, serait chose superflue, conclut la vieille Janik. Retenez seulement que c'est ainsi que naquirent le vent qui souffle, la neige qui tournoie, la mer qui gronde.

A. BAILLY
 
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