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016 Livre
Des contes et légendes
196 Grite

Grite

Ce matin-là, les hommes partaient pour la pêche, sauf ceux qui, au pied de la ligne de rochers qui barrait l’horizon du côté du soleil levant, s’occupaient à fondre des armes des instruments agricoles, ou des bijoux de bronze, ou à cuire des vases modelés dans l’argile.
Ils étaient descendus dans les pirogues creusées à l’aide de la hache et du feu, dans des troncs de chênes géants, et, de la plate-forme sur laquelle s’élevaient les huttes du village lacustre, les femmes leur tendaient les filets.
La première embarcation s’ébranla. Elle était montée par le chef de la tribu, Harra-Huo, et son fils, Fer-Hio, Grite, sa fille, qui n’avait que douze ans, et Kroga, sa femme, regardèrent s’éloigner les deux hommes, dont la silhouette vigoureuse se détachait sur le ciel. Bientôt toute la flottille s’éparpilla au loin, et les femmes rentrèrent dans leur demeure.
La petite cité était bâtie sur l’eau d’un lac, qu’entouraient de hautes montagnes à la cime neigeuse. La plate-forme, établie sur de solides pilotis, supportait une vingtaine de cabanes, construites avec des branchages entrelacés, et recouvertes de chaume. Un pont mobile reliait la bourgade au rivage. Chaque soir, le pont était enlevé et la tribu se trouvait ainsi à l’abri des attaques des pillards.
La hutte de Harra-Huo s’élevait au centre du village. C’était la plus vaste. Kroga, suivie de Grite, en franchit le seuil. Au milieu de l’unique pièce était placé l’âtre de pierre où le feu ne devait jamais s’éteindre, et dont la fumée s’échappait par une ouverture percée dans le toit. Dans les coins, des peaux de bêtes jetées sur de la paille constituaient les lits. Une table grossière et des sièges, formés de billots supportés par trois pieds, complétaient le mobilier. Kroga souleva une trappe, qui communiquait avec le lac, et retira de l’eau le panier d’osier tressé qu’elle ouvrit.
« Il est temps, dit-elle, que les hommes aillent à la pêche. Le réservoir est vide… Grite, porte-le dehors. »
Puis, ayant rejeté ses cheveux en arrière, régularisé les plis de sa longue robe de lin et remonté très haut ses lourds bracelets de bronze, elle s’assit près de l’entrée et se mit à filer. Cependant, Grite avait lancé un coup d’œil du côté de sa mère, et, la voyant absorbée, avait, à pas de loups, fait le tour de la cabane. Elle ne se sentait vraiment, tant était douce et parfumée la brise qui venait de terre et ridait de plis si menus l’eau qui l’entourait, aucune disposition à s’occuper des soins du ménage. Elle se faufila d’abord vers la hutte de la vieille Zrala, à qui elle avait un mot à dire.
Elle trouva, comme elle s’y attendait, Zrala fort occupée. La bonne femme venait de finir de réduire en poudre fine des grains de blé qu’elle avait écrasés entre deux petites meules. Près d’elle, sur le foyer, chauffaient des disques de pierre, tandis qu’elle s’appliquait à préparer avec sa farine une pâte épaisse. Grite savait bien que, la pâte finie, elle en ferait de délicieuses galettes cuites entre les disques rougis au feu.
« Zrala, lui cria-t-elle, tu m’en mettras quelques-unes de côté, et moi je t’apporterai un des plus beaux poissons que mon père aura pêchés.
- Entendu, petite, » dit la pâtissière souriant.
Grite fit en passant un signe amical à Kra-hol, le tisserand, se glissa jusqu’au pont, et, voyant que Kroga ne l’appelait pas, en trois bonds, elle fut sur la rive, puis elle continua sa route. Elle allait vers les rochers, qui se dressaient comme une colossale muraille et fermaient brutalement la vallée, au fond de laquelle le lac étalait ses eaux limpides.
Le long du chemin, elle rencontra d’abord des fondeurs, avec de longs tabliers de cuir, qui mêlaient dans un vase de terre des minerais oxydés d’étain et de cuivre avec du charbon. Ils plaçaient le vase au milieu d’une fournaise, et ils obtenaient ainsi du bronze qu’ils versaient dans des moules de sable. Mais, ce jour-là, les fondeurs ne fabriquaient ni bracelets, ni anneaux, ni pendeloques ; ils jouaient des armes : épées, poignards ou pointes de lance, et cela n’intéressait pas Grite. Elle passa.
Plus loin, elle trouva des potiers, qui façonnaient à la main, dans l’argile, des vases qu’ils mettaient sécher au soleil, avant de les cuire.
Grite ne daigna pas s’arrêter ; elle marcha longtemps encore, et elle se mit à grimper par un rude sentier qui montait parmi des pierres éboulées. Elle arriva bientôt ainsi à une terrasse qui dominait magnifiquement le cirque verdoyant où travaillaient les potiers et les fondeurs, et le lac au bord duquel s’élevait la bourgade dont Harra-Huo était le chef. En clignant de l’œil, elle eût pu voir sur l’eau lumineuse, très loin, les petites taches noires des barques des pêcheurs. Mais Grite s’en souciait peu… elle se tourna vers une grotte qui s’ouvrait largement sur le terre-plein et cria très haut :
« Oh…Oho… hé ! »
Une voix répondit :
« Oh… Oho… hé! »
Et, sur le seuil de la caverne, parut Grilhii.
Grilhii était le second frère de Grite. Il avait vingt ans. Autant Fer-Hio, l’aîné, était grand, fort et beau, autant Grilhii était frêle, chétif et laid. Et il boitait. Dès son jeune âge, il avait été la risée du village, de ce petit peuple aux mœurs rudes, aux instincts sauvages, où l’on admirait seulement la force, la brutalité même. Harra-Huo, chef orgueilleux, avait, le premier jour, haï ce fils qui ne continuait pas, comme Fer-Hio, fièrement sa race, et Kroga n’avait pas osé le défendre.
Seule, Grite lui gardait toute son affection, et Grilhii, dont l’âme était douce, n’aimait qu’un être au monde : sa petite sœur Grite, qui venait, presque chaque jour, le consoler dans la grotte où il s’était réfugié, où il vivait seul.
Du reste, Grilhii ne s’ennuyait pas dans cette grotte, et, de là, par un miracle surprenant, et sans qu’il s’en doutât, il était en train de reconquérir peu à peu le cœur de sa tribu. Savez-vous comment ? Grilhii était tout simplement un grand artiste. Avec de simples pointes de silex ou des lames de bronze, il créait des objets charmants. Sur des bracelets ou des anneaux, que les femmes portaient aux bras et aux jambes, et qui sortaient bruts des moules des fondeurs, il gravait d’exquis ornements qui en faisaient de précieux bijoux ; il avait imaginé des formes nouvelles et harmonieuses. Le bruit de son talent avait même franchi les monts, et il n’était pas rare de voir quelqu’un de ces colporteurs qui vont de tribu en tribu échanger des marchandises, venir lui demander pour quelque chef fameux une poignée d’épée ciselée… Et l’on commençait à s’étonner, à la cité lacustre, de cette sorte de gloire… On commençait à sentir qu’il y a autre chose ici-bas que la supériorité physique, et l’on commençait enfin à deviner la puissance de cette force indéfinissable : l’intelligence.
Grilhii avait, du reste, une rare ingéniosité d’esprit : il avait inventé des pièges qui avait inventé des pièges qui avaient émerveillé les chasseurs ; mais, à Grite seule, il montrait les bijoux qu’il ciselait, les animaux qu’il gravait sur les plaques d’ardoise ou sur les bois de cerf… Elle l’admirait si fort ! Ce jour-là, Grilhii avait l’air joyeux.
J’avais peur de ne pas te voir aujourd’hui, dit-il… Ma foi, si tu n’étais pas venue, je me serait peut-être décidé à descendre de mon rocher. »
Et il se mit à rire devant la mine effarée de sa sœur.
« Que se passe-t-il donc ? Demanda-t-elle.
- Je veux te le dire tout de suite. Sais-tu bien que tu es née le jour où les arbres de note verger était en fleurs. Or, regarde, depuis ce matin les pommiers sont tout blancs, et c’est la treizième fois depuis ta naissance. C’est pour moi jour de fête, viens voir ce que je veux t’offrir.
Ils entrèrent dans la caverne. Le long des murs pendaient des blocs d’ardoises sur lesquels l’artiste avait dessiné des bêtes : cerfs, bœufs ou chiens. Grilhii s’approcha d’un trou qui lui servait de cachette, et il en tira deux longues épingles à cheveux, terminées par un large bouton de bronze, un collier de verre à pendeloques de métal et un bracelet décoré de ciselures.
« Voilà pour toi, » dit-il.
Et Grite sauta de joie. Coquette et gracieuse, comme il convient à une fille de chef, elle allait être la plus jolie fillette de la tribu… D’un geste vif elle releva ses cheveux, et, les ayant rattachés d’un ruban de lin, elle y planta les deux épingles ; elle mit le collier et le bracelet, puis elle courut vers une large terrine pleine d’eau, et là, pendant un moment, elle contempla, ravie, son image… Mais tout à coup les deux enfants se retournèrent.
La nuit s’était faite dans la caverne, et ils virent qu’un homme se tenait sur le seuil et interceptait la lumière… C’était un colosse, aux membres puissants, à la tête farouche, sur la face duquel on ne voyait que deux yeux brillants parmi une longue barbe et des cheveux flottants. Grite et Grilhii eurent un frisson.
« Que voulez-vous ? Demanda Grilhii à l’homme, qu’il ne connaissait pas.
- Je cherche Grilhii, le faiseur d’armes et de bijoux.
- C’est moi.
- Alors, j’entre : je suis marchand, et je vais de village en village offrir ce que je vends. Depuis que je suis dans cette région, je n’entends parler que de toi et de tes armes… En effet, ce que tu fais est assez beau… Tu es donc seul ici ?
- Oui, seul, avec ma sœur.
- Alors nous nous entendrons sans peine, c’est Traho qui l’affirme, dit-il en ricanant et en toisant le pauvre être chétif qui traînait la jambe et s’écartait avec crainte… ! Voici un sac de coquillages que je rapporte de pays lointains où l’on va en descendant le fleuve qui coule là-bas, au couchant… je te les donne… et je prends toute ce que tu as ici : épées, haches, bijoux. Est-ce dit ?
- Tes coquillages sont sans valeur, dit Grilhii. Je refuse. »
Traho, du seuil de la caverne, jeta un coup d’œil sur le cirque, les potiers et les fondeurs étaient loin. Il se retourna vers l’artiste.
« Peu importe que tu refuses. Je ne discute jamais, je prends. »
Et le colosse versa dans un coin les coquillages, fit main basse sur tous les objets précieux qui garnissaient la grotte. Grilhii, impuissant, pleurait ; Grite voulut sortir pour appeler à l’aide ; mais Traho la surveillait du coin de l’œil.
« Si tu fais un geste, dit-il, je te jette en bas du rocher !
« Maintenant, ajouta-t-il, en riant grossièrement, vous devinez que je ne veux pas repasser par le village. Vous allez m’indiquer un sentier qui me mène vers la montagne, à travers ces rochers.
- Il n’y en a pas, » dit Grite, avec énergie.
Grilhii s’était redressé, et il répliqua d’un ton plus calme :
« Si, Grite, conduis cet homme par le sentier des chèvres.
- Allons ! Dit Traho, ne fais pas la mauvaise tête, car si j’avais du revenir par le lac, je ne vous aurais pas laissé vivants ici. Allons, en route ! »
Le chemin des chèvres grimpait à pic derrière la caverne, puis se glissait entre les rochers par un long couloir, au bout duquel on apercevait la chaîne des monts neigeux… A l’entrée du couloir, Grite dit : « Tout droit ! » et s’arrêta. L’homme s’engagea entre les hautes murailles ; immobile, elle le regarda s’éloigner… Il allait d’un pas rapide, se retournant de temps en temps pour s’assurer qu’aucun être suspect ne le suivait, et l’enfant se préparait à revenir vers la grotte, lorsqu’elle entendit un grand cri… Traho venait de disparaître, comme si la terre s’était effondrée sous ses pas !…
« Oh… ohé… ho ! Cria Grite.
- Me voici, dit en riant Grilhii. J’étais à deux pas derrière vous… Eh ! Bien, il s’est pris dans mon piège. Viens voir. »
« Vois-tu, dit le jeune homme, là se trouvait un fossé creusé par les nôtres pour arrêter les bandits qui pullulent dans la forêt, plus loin que les monts. Une idée m’est venue de tendre là un piège. Regarde comme cela est simple. J’ai mis, ici, la moitié d’un tronc d’arbre qui continue le sentier ; une des extrémités est traversée par une barre de métal, qui forme pivot, et un contrepoids, que voici, derrière ce pivot, maintenant le piège dans cette position. Dès que l’on pose le pied sur le tronc, il tourne et l’on glisse tout doucement dans le fossé qui se trouve en-dessous. Puis le contrepoids relève le tronc ; le trou est fermé, impossible de sortir, et le piège est prêt à fonctionné à nouveau !
« Alors…, Traho ?
- Traho est au fond… du reste, entends-le… »
Le colosse réduit à l’impuissance hurlait en effet sa colère, et cette voix rugissante, montant de sous terre faisait malgré tout frissonner Grite.
« Allons prévenir les hommes, » dit-elle.
Et cette fois la cité fut conquise ! Quand Harra-Huo et ses pêcheurs, quand les potiers et les fondeurs de bronze retirèrent le soir le bandit de son trou, quand tous les êtres de la tribu virent que, par sa seule intelligence, par un simple appareil sorti de sa pensée, Grilhii avait pu vaincre ce géant que dix hommes maintenaient avec peine, ils comprirent que ce rêveur, dont le cerveau créait tant de chefs-d’œuvres jolis et montrait tant d’ingénieuse invention, avait en lui une force qui dominait la leur… Ils l’acclamèrent et le hissèrent en signe d’enthousiasme sur leurs épaules.
Le soir, dans la hutte de Harra-Huo, on fêta le retour de Grilhii, dont le chef maintenant était fier. Grite, parée de ses bijoux, était assise à table près de lui, car c’était elle qui, par son affection constante, l’avait consolée dans ses heures de désespoir…. Et Kroga, heureuse, servit un repas magnifique, car la pêche avait été fructueuse, et Grite avait apporté les galettes de la mère Zrala, cuites entre deux pierres rougies au feu.

Jean CASTINE
 
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