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016 Livre
Des contes et légendes
001 Fortunée
Conte de Fées

Fortunée
Par la comtesse d'Aulnoy

Il était une fois un pauvre laboureur qui, se voyant sur le point de mourir, ne voulut laisser dans sa succession aucun sujet de dispute à son fils et à sa fille, qu'il aimait tendrement. "Votre mère m'apporta, leur dit-il, pour toute dot, deux escabelles et une paillasse : les voilà, avec ma poule, un pot d'oeillets et un jonc d'argent qui me fut donné par une grande dame, qui séjourna dans ma pauvre chaumière. Elle me dit, en partant "Mon bonhomme, voilà un don que je vous fais ; soyez soigneux de bien arroser les oeillets, et de bien serrer la bague ; au reste, votre fille sera d'une incomparable beauté ; nommez-la Fortunée, donnez-lui la bague et les oeillets pour la consoler de sa pauvreté -; ainsi, ajouta le bonhomme, ma chère Fortunée, tu aura l'un et l'autre, le reste sera pour ton frère."
Les deux enfants du laboureur parurent contents. Il mourut, ils pleurèrent, et les partages se firent sans procès. Fortunée croyait que son frère l'aimait, mais ayant voulu prendre une des escabelles pour s'asseoir : "Garde tes oillets et ta bague, lui dit-il d'un air farouche, et pour mes escabelles, ne les dérange point." Fortunée se mit à pleurer, et demeura debout pendant que Bedou (c'est le nom de son frère) était assis. L'heure de souper vint ; Bedou avait un excellent oeuf frais de son unique poule, il en jeta la coquille à sa sœur. "Tiens, lui dit-il, je n'ai pas autre chose à te donner." Fortunée pleura encore, et puis elle entra dans la chambre.
Elle la trouva toute parfumée, et ne doutant point que ce fût l'odeur de ses oeillets, elle s'en approcha tristement, et leur dit :
- Beaux oeillets, dont la variété me fait un extrême plaisir à voir, ne craignez point que je vous laisse manquer d'eau, j'aurai soin de vous.
En achevant ces mots, elle prit la cruche et courut au clair de lune jusqu'à la fontaine, qui était assez loin. Comme elle avait marché vite, elle s'assit au bord ; mais elle y fut à peine, qu'elle vit venir une dame, dont l'air majestueux répondait bien à la nombreuse suite qui l'accompagnait. Six filles d'honneur soutenaient la queue de son manteau ; elle s'appuyait sur deux autres ; ses gardes marchaient devant elle ; elle portait un fauteuil de drap d'or, où elle s'assit : en même temps on dressa le buffet. On lui servit un excellent souper au bord de la fontaine.
Fortunée se tenait dans un petit coin, n'osant remuer ; au bout d'un moment, cette grande reine dit à l'un de ses écuyers :
- Il me semble que j'aperçois une bergère ; faites-la approcher.
Aussitôt Fortunée s'avança, fit une profonde révérence à la reine, prit le bas de sa robe qu'elle baisa ; puis elle se tint debout devant elle.
- Que faites-vous ici, la belle fille ? lui dit la reine ; ne craignez-vous point les voleurs ?
- Hélas ! madame, dit Fortunée, je n'ai qu'un habit de toile.
- Vous n'êtes donc pas riche ? reprit la reine en souriant.
- Je suis si pauvre, dit Fortunée, que j'e n'ai hérité de mon père que d'un pot d'oeillets et d'un jonc en argent.
- Mais, dites-moi, continua la reine, avez-vous bien soupé ?
- Non, madame, dit Fortunée, mon frère a tout mangé.
La reine commanda qu'on lui servît ce qu'il y avait de meilleur.
- Je voudrais bien savoir, lui dit la reine, ce que vous venez faire si tard à la fontaine ?
- Madame, répondit-elle, je venais quérir de l'eau pour arroser mes oeillets.
En parlant ainsi, elle se baissa pour prendre sa cruche qui était auprès d'elle ; mais lorsqu'elle la montra à la reine elle fut bien étonnée de la trouver d'or, toute couverte de gros diamants, et remplie d'une eau qui sentait admirablement bon. Elle n'osait l'emporter, craignant qu'elle ne fût pas à elle.
- Je vous la donne, Fortunée, dit la reine ; allez arroser vos fleurs, et souvenez-vous que la reine des bois veut être de vos amis.
A ces mots, la bergère se jeta à ses pieds.
- Madame, lui dit-elle, je vais vous quérir la moitié de mon bien, c'est mon pot d'oeillets ; il ne peut jamais être en meilleures mains que les vôtres.
- Allez, Fortunée, lui dit la reine.
Fortunée prit sa cruche d'or et courut dans sa petite chambre ; mais pendant qu'elle en avait été absente, son frère Bedou avait pris le pot d'oeillets et mis à la place un grand chou. Quand Fortunée aperçut le malheureux chou, elle tomba dans la dernière affliction et elle se détermina à retourner à la fontaine. Se mettant à genoux devant la reine :
- Madame, lui dit-elle, Bedou m'a volé mon pot d'oeillets, il ne me reste que mon jonc ; je vous supplie de le recevoir.
La reine prit le jonc de Fortunée, et le mit à son doigt ; aussitôt elle monta dans un char magnifique. Fortunée retourna chez Bedou. La première chose qu'elle fit, en entrant dans sa chambre, ce fut de jeter le chou par la fenêtre. Mais elle fut bien étonnée d'entendre une voix qui criait : "Ah ! je suis mort."
Dès qu'il fit jour, Fortunée descendit pour chercher son pot d'oeillets, et la première chose qu'elle trouva, ce fut le malheureux chou ; elle lui donna un coup de pied, en disant :
- Que faisais-tu dans ma chambre ?
- Si l'on ne m'y avait pas porté, répondit le chou, je ne me serais pas avisé de ma tête d'y aller ; elle frissonna , mais le chou ajouta :
- Si vous voulez me reporter avec mes camarades, je vous dirai, en deux mots, que vos oeillets sont dans la paillasse de Bedou.
Fortunée replanta le chou, et ensuite elle prit la poule favorite de son frère et lui dit :
- Méchante bête, je vais te faire payer tous les chagrins que Bedou me donne.
- Ah ! bergère, dit la poule, laissez-moi vivre, et je vais vous apprendre des chose surprenantes.
- Vous n'êtes pas fille du laboureur chez qui vous avez été nourrie ; la reine qui vous donna le jour avait six filles ; son mari et son beau-père lui dirent qu'il la poignarderaient, à moins qu'elle ne leur donnât un héritier. La pauvre reine affligée fut enfermée dans un château et l'on mit auprès d'elle des gardes, avec ordre de la tuer si elle avait encore une fille. Cette princesse avait une sœur qui était fée ; elle lui écrivit, et celle-ci lui apprit qu'elle attendait elle-même un fils.
"Quand celui-ci fut né, elle chargea les zéphyrs d'une corbeille où elle l'enferma bien proprement et leur donna ordre qu'ils portassent le petit prince dans la chambre de la reine, afin de le changer contre la fille qu'elle aurait : cette prévoyance ne servit à rien, parce que la reine profita de la bonne volonté d'un de ses gardes, qui la sauva avec une échelle de corde. Dès que vous fûtes venue au monde, la reine affligée, cherchant à se cacher, arriva dans cette maisonnette ; j'étais fermière, dit la poule, et bonne nourrice ; elle me chargea de vous, et me raconta ses malheurs, et elle mourut sans avoir le temps de nous ordonner ce que nous ferions de vous.
"Comme j'ai aimé toute ma vie à causer, je n'ai pu m'empêcher de dire cette aventure à une belle dame : aussitôt, elle me toucha d'une baguette, et je devins poule, sans pouvoir parler davantage : mon mari à son retour me chercha partout ; enfin, il crut que j'étais noyée ou que les bêtes des forêts m'avaient dévorée. Cette même dame passa une seconde fois par ici ; elle lui ordonna de vous appeler Fortunée, et lui fit présent d'un jonc d'argent et d'un pot d'oeillets ; mais, comme elle était céans, il arriva vingt-cinq gardes du roi votre père, qui vous cherchaient avec de mauvaises intentions : elle dit quelques paroles, et les fit devenir des choux verts, du nombre desquels est celui que vous jetâtes hier au soir par votre fenêtre."
La princesse demeura bien surprise des merveilles que la poule venait de lui raconter, et lui dit :
- Vous me faites grande pitié, ma pauvre nourrice , je voudrais vous rendre votre première figure, et elle alla chercher ses oeillets.
Lorsqu'elle approcha de la paillasse de Bedou, elle vit, tout d'un coup, une quantité de rats prodigieux. Fortunée n'osait approcher, car les rats se jetaient sur elle, la mordaient, et la mettaient à sang.
Elle s'avisa tout d'un coup que, peut-être, cette eau si parfumée qu'elle avait dans un vase d'or aurait une vertu particulière ; elle en jeta quelques gouttes sur le peuple souriquois, qui se sauva, et la princesse prit ses beaux oeillets ; elle versa dessus toute l'eau qui était dans le vase d'or, et elle les sentait avec beaucoup de plaisir, lorsqu'elle entendit une voix fort douce, qui sortait des branches, et qui lui dit "Incomparable Fortunée, voici le jour heureux et tant désiré de vous déclarer mes sentiments : sachez que le pouvoir de votre beauté est tel, qu'il peut rendre sensible jusqu'aux fleurs."
Bedou arriva là-dessus : quand il vit que Fortunée avait trouvé ses oeillets, il la traîna jusqu'à la porte, et la mit dehors. Elle y était à peine, qu'elle aperçut auprès d'elle la reine des bois.
- Vous avez un mauvais frère, dit-elle à Fortunée, voulez-vous que je vous venge.
- Non, madame, lui dit-elle.
- Mais, ajouta la reine, j'ai un pressentiment qui m'assure que ce gros laboureur n'est pas votre frère.
- Toutes les apparences me persuadent qu'il l'est madame, répliqua modestement la bergère.
- Non, continua le reine : vous êtes princesse, et il n'a pas tenu à moi de vous garantir des disgrâces que vous avez éprouvées jusqu'à cette heure.
Elle fut interrompue en cet endroit par l'arrivée d'un jeune adolescent plus beau que le jour ; il avait une couronne d'oeillets, ses cheveux couvraient ses épaules. Aussitôt qu'il vit la reine, il la salua respectueusement.
Ah, mon fils, mon aimable oeillet, lui dit-elle, le temps fatal de votre enchantement vient de finir, par le secours de la belle Fortunée.
Elle le serra étroitement entre ses bras ; et, se tournant ensuite vers la bergère :
- Charmante princesse, lui dit-elle, je sais tout ce que la poule vous a raconté, mais ce que vous ne savez point, c'est que les zéphyrs que j'avais chargés de mettre mon fils à votre place le portèrent dans un parterre de fleurs : pendant qu'ils allaient chercher votre mère, qui était ma sœur, une fée, avec laquelle je suis brouillée depuis longtemps, épia si bien le moment qu'elle avait prévu de la naissance de mon fils, qu'elle le changea sur-le-champ en oeillet. Dans le chagrin où j'étais réduite, je ne trouvais point de remède plus assuré que d'apporter le prince-oeillet dans le lieu où vous étiez nourrie, devinant que, lorsque vous auriez arrosé les fleurs de l'eau délicieuse que j'avais dans un vase d'or, il parlerait, il vous aimerait,et qu'à l'avenir rien ne troublerait votre repos. Ainsi, ma chère Fortunée, si mon fils vous épouse, votre félicité sera permanente ; voyez à présent si le prince vous paraît assez aimable pour le recevoir pour époux.
- Madame répliqua-t-elle en rougissant, je reconnais tout ce que je vous dois. Mais vous dirai-je mon incertitude ? je ne connais point son cœur, et je commence à sentir, pour la première fois de ma vie, que je ne pourrais être contente si le prince-oeillet ne m'aimait pas.
- N'ayez point d'incertitude là-dessus, belle princesse, lui dit le prince ; il y a longtemps que vous avez fait sur moi l'impression que vous y voulez faire à présent.
La reine, qui ne souffrait la princesse vêtue en bergère qu'avec impatience, la toucha, lui souhaitant les plus riches habits qui de fussent jamais vus.
Bedou qui retournait au travail, voyant Fortunée parée comme une déesse, l'appela avec beaucoup de bonté, et pria la reine d'avoir pitié de lui.
- Quoi ! après vous avoir si mal traitée ! dit-elle.
- Ah ! madame, répliqua la princesse, je suis incapable de me venger.
- Pour vous contenter, ajouta la reine, je vais enrichir l'ingrat Bedou.
Sa chaumière devint un palais meublé et plein d'argent ; ses escabelles ne changèrent point de forme, non plus que sa paillasse, pour le faire souvenir de son premier état ; mais la reine des bois lima son esprit ; elle lui donna la politesse ; elle changea sa figure. Bedou se trouva capable de sentiments de reconnaissance.
Ensuite, par un coup de baguette, les choux devinrent des hommes, et la poule une femme : le prince-oeillet devint l'heureux époux de la princesse. La reine des bois, ravie d'un si heureux mariage, ne négligea rien pour que tout y fût somptueux ; cette fête dura plusieurs années, et le bonheur de ces tendres époux dura autant que leur vie.