016 Livre Des contes et légendes |
137 Danilo et Mandosine |
Danilo et Mandosine En passant à cheval par la plaine, le prince Danilo vit tout à coup tournoyer un oiseau au-dessus de sa tête. Le prince Danilo, initié aux mystères de la vénerie, reconnut le vol d'un faucon pèlerin. Il tendit donc le poing en sifflant l'air du repos de chasse, et la bête docile vint s'agripper de ses deux serres. Elle avait un capuchon de velours cramoisi, avec une aigrette blanche. Deux étoiles en or fin étaient brodées sur les œillères. La patte gauche était guêtrée d'un papyrus enroulé. Danilo laissa tomber les rênes sur le cou du cheval ; l'animal obéissant s'arrêta. Les mains libres, Danilo déroula le papyrus et lut le message que le faucon apportait : "Si loin que vous soyez, prince, je vous conjure de me venir me délivrer : vous m'apercevrez sans peine dans la tour où je suis prisonnière, car elle est transparente comme du cristal, et vous saurez qu'elle se dresse au milieu d'une plaine blanche toujours immaculée." Le message portait le sceau à trois étoiles de la princesse Mandosine. Puisque c'était à lui que le hasard et l'oiseau avait apporté la plainte de la captive, le prince Danilo, chevalier sans peur et sans reproche, ne voulut pas se dérober au devoir. Il redonna le vol au faucon d'un geste dégagé, ramassa les rênes et reprit la route. Mais il ignorait où pouvait se trouver cette tour toujours blanche et, s'il connaissait les tours de pierre crénelées de maint château, il n'avait jamais vu la tour de verre comme celle qu'il fallait rencontrer. "Je demanderai, pensa-t-il, aux bonnes gens le long du chemin." Il questionna : personne ne pouvait lui indiquer la plaine, ni la tour ; pourtant, un jour, une gardienne de dindons put lui répondre : "Une plaine toute blanche, j'en vis justement une hier à la droite de ce sentier, par delà la forêt que vous avez devant vous." Le prince Danilo donna des éperons, et sa bête s'élança au galop à travers les bois bientôt traversés. Une autre femme, une seconde gardeuse de dindons, justement, était là. "Dis-moi, bergerette, n'as-tu point vu la plaine toute blanche ? - Si, mon maître, je l'ai bien vue, hier, mais vous vîntes trop tard ; regardez, la voici. Toutes les pâquerettes, en jour, au grand soleil se sont fanées ; elle est grise à présent. Mais allez plus loin, il y a un pré tout rouge, ou plus loin encore une terre toute bleue, et puis encore un champ tout jaune." Mais le prince Danilo ne se souciait pour l'heure ni du rouge des coquelicots, ni du bleu des bleuets, ni de l'or des blés. Il fallait délivrer la princesse. Il continuait sa route, le front pensif, quand il aperçut une troisième gardeuse de dindons, qui, près d'une meule de foin odorant, pleurait, pleurait, pleurait. "Oh là ! mon enfant, qui te cause un pareil chagrin ? - Seigneur, seigneur, j'ai perdu mon aiguille, je ne puis faire ma besogne, et je vais être battue, renvoyée, sans avoir gagné mon pain. - Nous l'allons retrouver, dit le prince, en sautant de son cheval. Où tomba-t-elle ? - Là ! (et la fillette désignait un tas de foin.) - Oh, oh, ce sera difficile !" Du moins, par acquit de conscience, du bout de son épée, Danilo se mit à fouiller l'herbe séchée. De son oeil perçant, il fixait le sol, cherchant à voir briller l'aiguille disparue. Soudain il sentit que son épée résistait, comme si, à l'autre bout, une main l'eût retenue ; il tira, sentit une résistance, tira plus fort, parvint à l'arracher du tas odorant. Et Danilo aperçut, agrippé à la lance, la serrant à plein bras, à pleins mollets comme un gamin qui grimpe au mât de cocagne, la mordant même à belles dents, un nain minuscule, un être étrange. Il était vêtu de satin sombre à reflets métalliques ; sa face même était grasse et luisante, ses yeux brunis comme l'acier pétillaient de vivacité, ses cheveux noirs semblaient filés avec du jais. "Eh bien ! fit le prince, veux-tu bien lâcher mon épée ? - Non, non, non, criait le gnome, serrant plus fort. - Tu vas voir, entêté," sourit Danilo. Ramenant à soi la lame, le prince, de sa main gauche, empoigna le nain à pleins doigts : il était gros comme un écureuil. Aussitôt le gnome lâcha le glaive pour s'accrocher désespérément aux écailles d'acier, aux mailles de fer du gantelet. "Qu'il est drôle !" murmurait Danilo, qui s'amusait à ce manège. A ce moment, il aperçut piquée au pourpoint du nain l'aiguille de la bergère, avec une autre. "Approche, fillette, appela-t-il, reprends ton bien." De ses menottes adroites et fines, la bergère prit son aiguille, non sans un peu de crainte, à la pensée que ce gnome rageur allait peut-être défendre son vol, la griffer, la mordre ou même s'accrocher à ses mains nues sans défense ; mais il ne la toucha même pas, n'eut pas l'air de les voir, l'œil rivé sur le gantelet. "Va-t-en, maintenant, drôle," fit le prince. Dans un mouvement de rejet, comme on lance une pierre, il voulut le jeter dans le foin ; mais il eut beau répéter son geste, secouer la main, il ne pouvait lui faire lâcher prise. "Non, non, non, non ! criait le gnome. - A la fin, interrogea Danilo, que veux-tu ? qui es-tu ? - Qui je suis ? Je suis Aimantino, le génie de la mine. Ce que je veux ? Je veux éteindre le fer que je vois, que j'approche. Une furie mystérieuse, une force irrésistible me font aimer ce métal ; je le veux, il m'attire, il m'appelle, il faut que je le serre comme un fou, un enragé ; quand il n'obéit pas à mon attirance, je vais à lui ; l'aiguille de la bergère accourut et j'ai sauté sur ton épée. Le fer est mon ami. - Seigneur, seigneur, mon aiguille, cria la bergerette. - Eh bien ! étourdie, qu'est-ce encore ? Te la laisses-tu voler à nouveau ? - Non pas, maître, mais elle bouge, regardez ; elle tourne entre mes doigts, on dirait qu'elle vit." Sur sa paume de la main, l'aiguille, en effet, tournoyait, virevoltait ; si, de son petit doigt, la fillette l'inclinait soit à droite, soit à gauche, vite la pointe en face revenait, oscillait, enfin s'arrêtait au même point. Le gnôme souriait malicieux. "Prince, fit-il, écoute ; je veux t'apprendre ce que tu cherches. La terre toujours blanche, la tour de cristal où la princesse Mandosine est captive, je vais te dire où elles sont. C'est là, tout droit, au nord où la terre finit, où l'aiguille te guidera. C'est en vain que tu voudrais la obliquer à droite, à gauche, elle reviendrait vers le point que tu cherches, comme ta pensée et ta volonté y convergent. Suis-la, va tout droit vers le lieu qu'elle te montre de son doigt d'acier si fin, si pointu. Prends celle-ci que je te donne. - Mais, quand viendra la nuit sans lune, comment pourrai-je me guider ? - Prince, tu regarderas le ciel, je vais te montrer la belle étoile qui marque le chemin vers le royaume du pôle." Aussi le prince reprit la route cette fois tracée ; jour et nuit il galopait pour hâter la délivrance tant attendue par la princesse. Il vit peu à peu les terres devenir tristes, incultes, sauvages ; la bise soufflait lugubre et glacée, mais le devoir soutenait Danilo. Bientôt le sol devint du et glissant sous les sabots du cheval, glacé, sans fleurs, sans herbe ; enfin, un matin, le prince poussa un cri de joie ; une plaine toute blanche s'étalait devant lui. Sous les pieds du cheval, le sol maintenant s'enfonçait doux comme une laine, chaque pas s'y marquait, et les naseaux de la bête lançaient deux jets de vapeur blanche. Enfin le prince vit la tour devant lui ; elle avait une forme étrange pareille à quelque roc aigu, elle scintillait au soleil pâle et dans sa transparence on apercevait la princesse prisonnière. Danilo s'élança : deux étranges gardiens, deux gros ours blancs, avec des grognement inarticulés, se jetèrent sur lui pour l'étreindre dans leurs bras ; d'un revers d'épée, il les décapita ; il arriva près de la tour. Il toucha alors la muraille claire de la pointe de l'aiguille, la muraille en deux se fendit tout à coup, la princesse était délivrée. En croupe, le prince Danilo la ramena en son royaume ; pour la protéger contre la bise aigüe, il la couvrit de la dépouille des deux morts... Leur mariage fut heureux et magnifique. Jérôme DOUCET |
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