016 Livre
Des contes et légendes
081 Compère l'Ours et le Renard Roux

Compère l'Ours et le Renard Roux

De tous temps les renards ont été fourbes et paresseux, mais jamais on n'en vit de plus paresseux et plus fourbe que le Grand Renard Roux. C'était un rusé coquin, capable des plus mauvais tours. Compère l'Ours en fit la triste expérience.
Depuis quelques semaines déjà le Renard faisait maigre chère, quand il rencontra un beau matin compère l'Ours.
"Ah ! bonjour, mon cousin, lui cria-t-il d'un air d'autant plus joyeux qu'il lui savait en réserve un gros fromage et un pot de miel. Comment allez-vous ?
- Pas trop mal, répondit en grognant compère l'Ours, quoique ma vue baisse un peu. En outre, je vis bien seul, je m'ennuie..."
De trouver l'Ours ainsi disposé, le Renard suffoquait de joie, et sans plus tarder il lui proposa son amitié. Il lui fit valoir que son imagination fertile en ruses de toutes sortes compenserait largement le partage d'un pot de miel et d'un fromage, et qu'à s'associer, c'est encore lui, compère l'Ours, qui ferait une bonne affaire.
L'Ours n'y trouva rien à redire, et ce fut marché conclu. Quant au pot de miel et au fromage, il fut entendu qu'on les réserverait en vue de quelque fête. Pour l'instant, c'est à l'imagination du Renard qu'il fallait avoir recours.
"Fort bien, dit le Renard, cherchons donc une idée.
"Compère l'Ours, dit-il au bout d'un moment, en posant sa patte sur son front, je ne me sens pas à mon aise, tout d'un coup. Je crois que je ferais bien d'aller voir le docteur. Qu'en pensez-vous ?
- Je pense, répondit l'Ours, que c'est en effet prudent."
Et le Renard partit chez le médecin. Mais le cabinet du médecin, dans sa pensée, n'était autre chose que le garde-manger où compère l'Ours avait serré ses provisions. Le Grand Renard Roux y dévorât une partie du miel, puis dormit au soleil dans une pièce de foin. Il revint ensuite à la maison.
"Eh bien, demanda l'Ours, comment vous sentez-vous ?
- Beaucoup mieux, je vous remercie, dit le Renard.
- Et la médecine était-elle amère ?
- Au contraire. C'était même assez bon.
- Et le docteur vous en a-t-il donné une forte dose ?
- Mais oui. A peu près la valeur d'un demi-pot de miel.
- N'importe, gémit compère l'Ours, c'est toujours un bien grand ennui que d'avoir affaire au médecin.
Quelques jours se passèrent, et le Grand Renard Roux, un beau matin, ayant brossé son chapeau et peigné les poils de sa tête, dit qu'il allait à un baptême chez son beau-frère ; mais l'église n'était pas bien loin, car, cette fois encore, il ne dépassa pas le garde-manger où il dévora tout ce qui restait du miel, en léchant le pot par-dessus le marché.
"Et tout s'est-il bien passé au baptême ?" demanda compère l'Ours quand le Renard fut rentré.
- Mais oui, assez bien.
- Et qu'y avait-il pour le dîner ?
- A peu près la moitié d'un pot de miel.
"Eh bien ! on a dû avoir faim à ce baptême," observa compère l'Ours pour répondre quelque chose.
Or un beau dimanche que les oiseaux chantaient dans les arbres et les criquets dans les roseaux, compère l'Ours dit, en prenant une prise :
"C'est fête aujourd'hui, nous allons manger le pot de miel et le fromage, et nous demanderons à grand-père le Bouc de venir dîner avec nous.
Le Renard se gratta l'oreille et regarda compère l'Ours du coin de l'œil.
"Fort bien", répondit-il.
"Allez-vous-en inviter grand-père le Bouc tandis que j'irai au garde-manger chercher les provisions."
"Voyons, se dit le Renard, une fois arrivé, le calcul est simple : le fromage et le pot de miel appartiennent à tous deux, à lui et à moi, ils m'appartiennent donc à moi."
Et sans plus de façon, il s'installa et, ayant déjà mangé le miel, il dévora tout le fromage.
Quand il revint à la maison, il trouva grand-père le Bouc se chauffant les pattes au coin du feu, tandis que compère l'Ours aiguisait le couteau à pain sur le seuil de la porte de la cour.
"Ah ! bonsoir, grand-père le Bouc, quelle bonne nouvelle ?"
- Mais aucune, si ce n'est que nous allons faire un bon dîner.
- Et que fait compère l'Ours ?
- Il aiguise le couteau à pain.
- Ah ! oui, je sais, et quand il l'aura aiguisé, il vous coupera les deux oreilles qu'il fera rôtir pour le dîner. Ah ! ah ! ah !
A ces mots, grand-père le Bouc fut saisi d'une grande frayeur et prit ses jambes à son cou.
Le Grand Renard Roux s'en fut alors trouver compère l'Ours dans la cour.
"Eh bien, vous avez fait là une jolie besogne en invitant grand-père le Bouc, lui dit-il. Il vient de se sauver avec le pot de miel et le fromage, et il ne nous reste plus qu'à serrer notre ceinture d'un cran."
A cette nouvelle le sang de compère l'Ours ne fit qu'un tour. Il se précipité à la poursuite de grand-père le Bouc en criant :
"Arrêtez, arrêtez ! N'emportez pas les deux ; laissez-m'en au moins la moitié !"
Il parlait des gourmandises du dîner, mais le Bouc, croyant qu'il s'agissait de ses oreilles, trottait si vite que le gravier volait sous ses pas.
"Eh bien ! fit le Renard, quand l'Ours, suant et soufflant, eut renoncé à poursuivre le Bouc, je me demande ce que vous feriez maintenant si vous n'aviez pas la ressource de mon intelligence."
- Il faut en effet que vous nous sortiez de là, dit compère l'Ours avec un gros soupir.
- Attendez ! répondit le Grand Renard Roux. Auprès de la maison du fermier Jean, à une lieue d'ici, se trouve un garde-manger tout plein de saucisses, d'andouilles et de galettes. Je crois que nous pourrions aller voir de ce côté-là.
Et ils partirent, bras dessus bras dessous. Les deux chenapans eurent vite fait de trouver le garde-manger. Malheureusement la porte était fermée.
Le Renard avisa une lucarne assez haut placée.
"Voyons, dit-il à compère l'Ours, aidez-moi à atteindre cette fenêtre, j'entrerai par là et je vous passerai les friandises à mesure."
Compère l'Ours donna le pied au Grand Renard Roux et, hop ! celui-ci glissa dans la salle des provisions comme une carpe dans l'eau.
Naturellement il commença par dévorer tout ce qu'il trouva. Entre temps il criait à compère l'Ours.
"Hé ! compère, que voulez-vous que je vous passe d'abord, les saucisses ou les galettes ?
- Chut ! chut ! répondit l'Ours ; parlez moins haut.
- Oui, oui, hurla le Renard, les saucisses ou les galettes ?
- Mais taisez-vous donc, reprit l'Ours. Vous allez ameuter toute la ferme. Prenez ce que vous avez sous la main, et surtout faites vite.
- Oui, oui ! disait le Renard, si fort que son gosier était sur le point d'éclater ; puisque je vous dit que j'ai tout sous la main. Décidez-vous !"
Mais compère l'Ours n'eut pas à se décider, car le fermier arrivait avec ses gens et trois gros chiens.
"Ah ! ah ! dit le fermier. Voilà compère l'Ours qui vient me voler mes saucisses et mes andouilles ! Je ne vais pas le manquer."
Et l'on poursuivit le pauvre Ours jusque sur la colline, où il reçut la plus belle volée de bois vert de toute sa vie.
Tandis qu'on poursuit compère l'Ours par ici, se disait pendant ce temps le Renard, "je vais filer par la fenêtre qui donne derrière la ferme !"
Or on avait mis sur cette fenêtre une trappe pour prendre les rats : le Grand Renard Roux n'en savait rien. Il va pour sauter et clic ! la trappe se referme, le prend par la queue, et il reste suspendu !
Et pour comble de malheur, voilà le fermier Jean qui revient, car il avait entendu le Renard pousser un cri, et il fut vite là avec tout son monde et ses trois gros chiens.
"Fermier Jean, supplia le Renard, ne me faites pas de mal. Ce n'est pas moi le voleur ; c'est compère l'Ours.
- Oui, oui, répondit le fermier ; compère l'Ours a été corrigé comme il méritait ; chacun son tour !"
Alors le Grand Renard Roux fit des efforts désespérés pour retirer sa queue. Crac ! la queue se rompit et, criant et hurlant, il décampa aussi vite qu'il put avec le fermier Jean, les hommes et les chiens à ses trousses.
Le Grand Renard Roux mit de longs mois à se guérir des coups de bâton et des morsures de chien que lui avait valus sa fourberie.
En outre, privé de sa queue, ornement sans lequel les renards n'osent pas se montrer, il dut se retirer du monde et, nourri de racines et d'eau, il termina misérablement sa vie au fond d'un terrier.
Quant à l'Ours, il avait juré qu'à l'avenir il ne s'associerait plus jamais avec un coquin de l'espèce des renards.

Jean MARBEL
 
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