016 Livre Des contes et légendes |
115 Catherine, Verse ! |
Catherine, Verse ! Au fond d'une de ces antiques forêts qui se dressent sur les coteaux bordant les vallées des fleuves des Vosges et des Ardennes, vivait un bûcheron nommé Mathieu, avec sa femme appelée Catherine. C'étaient des braves gens, ni jeunes ni vieux, de bonne santé et s'aimant bien. Ils avaient eu deux enfants, mais le fils était soldat, et la fille, mariée, habitait un village voisin. Ils restaient donc seuls, travaillant et se suffisant à eux-mêmes. Un soir d'hiver, tandis que le vent faisait rage dehors, Mathieu était au coin du feu, occupé à tailler un manche neuf pour sa hache, et Catherine venait de décrocher de la crémaillère la marmite contenant une soupe aux choux brûlante et odorante, lorsqu'on entendit à la porte une sorte de grognement et un piétinement sur les feuilles mortes, comme si quelqu'un se trouvait là, cherchant à entrer. Mathieu n'attendait pas de visite, mais ne craignait pas les voleurs, d'abord parce qu'on ne pouvait rien prendre à qui ne possédait rien, ensuite parce que sa chaumière n'était pas bâtie au bord de la route et restait inaperçue des passants. Ce fut donc avec un accent de surprise qu'il s'écria : "Mais il y a quelqu'un là ! Entrez !" Presque aussitôt, et comme si l'intrus n'eût attendu que cette invitation, la porte, qui n'était pas fermée au verrou, s'ouvrit toute grande, cédant une poussée du dehors, et un grand loup entra avec une bouffée de vent froid et un tourbillon de feuilles jaunies. Catherine resta immobile, effrayée, sa marmite à la main. Mathieu se précipité au-devant de la bête féroce, mais sa hache était démontée, et il n'avait, pour se défendre, que le morceau de bois qu'il était occupé à façonner. Le loup comprit que c'était du côté de l'homme que se trouvaient la résistance et le danger ; il se tourna vers lui. C'était un animal de forte taille, très vigoureux, mais très efflanqué. Une faim terrible lui donnait l'audace de venir attaquer l'homme jusque dans sa maison. Son poil était hérissé ; ses lèvres, retroussées par la colère, découvraient ses longues dents blanches, et un grognement rauque sortait de sa gorge. Il voulait se jeter sur Mathieu, mais celui-ci le tenait en respect, prêt à parer toutes ses attaques. Cette situation ne pouvait pas durer longtemps. Lorsque le loup s'élancerait sur le bûcheron sans arme, ses morsures cruelles en viendraient bien vite à bout, et Mathieu commençait à se considérer comme perdu, quand une inspiration soudaine lui traversa l'esprit. D'une voix forte il s'écria : "Catherine, verse !..." Catherine comprit, et jeta à la volée, sur le dos du loup, sa soupe aux choux bouillante. La bête, affreusement brûlée, poussa un rugissement de douleur et se retourna vers son nouvel ennemi ; mais la brave femme ne perdit pas sa présence d'esprit et versa sur la tête du loup, qui arrivait sur elle, tout ce qui restait au fond de sa marmite. Les oreilles, les yeux, le nez, la gueule lamentablement ébouillantés, le loup gagna la porte en hurlant lamentablement et disparut dans la forêt. Mathieu et sa femme tombèrent dans les bras l'un de l'autre ; puis ils poussèrent le verrou, ramassèrent le chou, le lard et les pommes de terre épars dans la pièce, les lavèrent dans un peu d'eau chaude et soupèrent joyeusement après une aussi vive algarade. Le loup se le tint pour dit. Mathieu ne le revit plus jamais, et si, en souvenir de cette aventure, il dit encore quelque fois à sa femme : "Catherine, verse !..." ce fut pour lui demander un pichet de cidre, afin de boire ensemble à leur bonne santé ainsi qu'à une constante affection. Félix LAURENT |
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