016 Livre Des contes et légendes |
167 Bluety et Blueto |
Bluety et Blueto Depuis quelques jours un mouvement inaccoutumé mettait en fête le château du prince Topaze. Dans la grande salle d’honneur, on disposait de superbes tentures de velours cramoisi ; on retirait des écrins les bijoux richement ciselés ; les tables se couvraient de massive argenterie, de cristaux et de fleurs. Un jour des plus froids de l’hiver qui venait de finir, le plus jeune des fils du prince, le petit Bluety, si mignon avec ses boucles dorées, rentrait d’une promenade, monté sur son poney tout blanc. Sur le bord de la route un petit mendiant pleurait. L’enfant avait mis pied à terre, interrogé le malheureux : « Où vas-tu ? - Là-bas, bien loin, retrouver ma vieille grand’mère. - Où sont tes parents ? - Mon père est mort depuis longtemps. Il y a deux jours, on a emporté ma mère au cimetière. Je vais chez ma grand’mère qui est infirme et demeure à l’extrémité de la forêt. Mais je suis épuisé de fatigue ; je crois que je vais mourir aussi là, tout seul sur la route. » Bluety, avec de grosses larmes dans ses yeux bleus, a donné, vite, une aumône au petit, l’a fait boire à sa gourd, et est resté encore tout pensif. Il a fait avancer son poney blanc ; il a caressé la jolie bête qui, si doucement, mange dans sa main, si docilement, obéit à tous ses caprices, et, dans ses courses dans la forêt, l’emporte de son galop rapide. L’enfant semble très ému, il ne dit rien. Puis, tout à coup : « Monte sur ce cheval. Ne crains rien, il est sage ; et pars vite chez ta vieille grand’mère. » Le poney blanc galope, et Bluety passe sa main sur ses yeux. Est-il le jouet d’un mirage ou d’un rêve ? Là-bas dans le lointain, c’est une mignonne fée qui s’enfuit sur le cheval blanc ; elle lui fait un signe amical et semble lui dire : « Au revoir ! » Le même jour, un message arrivait chez le prince Topaze. La fée Mignonne, voulant récompenser la charité de Bluety faisait annoncer sa prochaine visite. C’était la raison des préparatifs de fête du château ; et, par une matinée bleue des premiers jours de printemps, par un clair soleil qui semblait se lever plus brillant et plus gai, Bluety aperçut au loin la fée Mignonne dans son carrosse blanc, traîné par son poney blanc. Il la reçut au seuil du château avec son frère Blueto et le prince Topaze. Le festin fut servi dans la plus belle salle ; on entoura d’honneurs la bonne fée. Or, au moment du départ, elle s’adressa à Bluety : « Je vais te récompenser, comme je te l’ai promis. » Bluety regardait son frère ; « Je voudrais partager avec lui. - Vous aurez tous deux mêmes dons. J’ai pour vous argent, honneurs, qualités physiques et morales. Vous serez beaux, riches, puissants, bons, généreux. Cependant, je dois me soumettre à l’ordre de la reine des fées. Je puis beaucoup donner ; mais, enfants, rien n’est parfait sur la terre ; à toute rose, vous trouvez une petite épine ; toute joie est incomplète, tout bonheur à quelque ombre. Je ne puis vous épargner comme je le voudrais, et je dois ou reprendre un des dons que je viens de vous faire, ou opposer un défaut à tant de qualités. « Vous êtes libres tous deux. Choisissez. » Les deux enfants, étonnés, déçus, sont tout hésitants ; un défaut c’est peu de chose. Qui leur en voudrait pour un défaut, un seul ?… Et ils auraient tant de qualités pour se le faire pardonner ! Mais la fée donne ses sages conseils : « Prenez garde ! Un défaut peut détruire bien des qualités, rendre inutiles bien des dons. » Bluety a compris ; et il donne rapidement sa décision : « On peut être heureux sans être riche ou acquérir la richesse par son travail et son courage ; je travaillerai. Prenez-moi la fortune, bonne fée. » Blueto a hésité longtemps ; puis, lui aussi prend son parti : « Je serai riche, entouré de serviteurs. Quel besoin aurai-je de travailler ? Quel tort pourrait me faire un de paresse ? Merci de tous vos dons, bonne fée ; je les conserve tous et j’accepte d’être paresseux. - Blueto, dit la fée, suis, dans la forêt, le chemin qui va vers le sud. Marche quelques heures ; tout trouveras tout près d’ici, un grand château luxueux. Des serviteurs t’y attendent ; la vie s’y fera, pour toi, douce et facile. « Toi, Bluety, prends la blouse et les outils du travailleur. Suis, dans la forêt, le chemin qui va vers le nord. Marche toujours, sans t’arrêter, sans te reposer, aussi longtemps que tu n’auras pas aperçu, à ta droite, l’entrée d’une caverne. Entre et creuse le roc, tous les jours, patiemment, courageusement. Ce rocher garde un trésor ; tu peux, au prix de tes peines, conquérir la fortune. » Pauvre petit Bluety ! Quel dur labeur commença pour lui ! Le roc était dur, ses petites mains faibles et inexpérimentées. Il ensanglantait ses doigts contre la pierre et, parfois, de grosses larmes coulaient sur ses joues ; il était brisé de fatigue, n’avait, pour se nourrir, que les fruits des arbrisseaux voisins, dormait sur la terre nue. Et, dans cette grande détresse, il était seul : « Je suis abandonné, pensait-il parfois. Où est-ce trésor ? Comment le découvrir ? » Jamais il ne soupçonna la fée de l’avoir trompé, il ne s’arrêta même jamais à l’idée qu’elle pût l’oublier : « Mais où êtes-vous, bonne fée ? pensait-il parfois. Je ne vous vois plus… » Et il pleurait, s’attristait, puis se remettait au travail, frappait le roc, espérait, se décourageait ; il se laissait tomber, brisé de fatigue, essuyait son front trempé de sueur, se relevait et recommençait. De longs jours passèrent. Mais, peu à peu, Bluety devenait plus robuste et plus adroit. Sa protectrice veillait peut-être de loin et guidait sans doute un peu son travail ; et, un jour, l’ouverture qu’il avait creusée lui parut avoir un aspect tout particulier. Une salle se dessinait ; on distinguait des esquisses de colonnes, de moulures. L’enfant se remit au travail avec plus d’ardeur ; maintenant, il ne frappait plus au hasard, sans se préoccuper où tombait son marteau ; il devenait habile et artiste ; et quand, après de longues et pénibles journées, un château merveilleux se dégagea des rocs dans un parc splendide, Bluety put se dire fièrement : « C’est mon œuvre ! » Le travail l’avait rendu fort et vigoureux ; son intelligence s’était développée par l’effort nécessaire pour mener à bonne fin son ouvrage. Bluety était maintenant un beau jeune homme. Ayant fini son œuvre, il demandait où était la fortune promise par la fée Mignonne. La fille du roi vint à passer avec son père ; le carrosse s’arrêta. Le roi s’émerveilla devant cette splendide demeure, écouta l’histoire de Bluety, et mis dans main la main de sa fille. Quelques jours plus tard, Bluety, radieux, ramenait dans son beau château la jolie princesse. Comme ils arrivaient, un seigneur misérablement vêtu s’avançait près du perron d’entrée. Bluety s’étonna, regarda longuement l’étranger, et poussa un cri de surprise et de douleur : « C’est toi ? Si pâle, si maigre, en haillons ! C’est toi, Blueto ? » A ce moment, survint la fée Mignonne : « Vous rappelez-vous, tous deux, ce que je vous avais dit : un seul défaut peut rendre inutiles bien des dons. Tu étais paresseux, Blueto, et tu as perdu la fortune et le bonheur que je t’avais donnés. Tu abandonnais à des étrangers l’administration de tes biens, tu ne surveillais rien, tu restais dans l’indolence, et on t’a tout volé. Peu à peu tu as été ruiné et, n’ayant pas travaillé, tu n’as pas développé ton intelligence, tu as laissé s’éteindre les brillantes qualités d’esprit dont je t’avais doué. Où sont tes amis ? Tu étais bon, généreux, mais le moindre effort t’était pénible ; tu ne te dérangeais pas pour secourir infortune, pour tirer d’embarras ceux qui sollicitaient ta protection, pour aller vers un ami malheureux. Maintenant tous t’abandonnent ; tu es seul, tu n’es bon à rien… Tu mourrais de faim, de misère et de chagrin, sans le bon cœur de Bluety. » Bluety, en effet, ouvrait les bras à son frère : « Merci, fée Mignonne ! » murmura-t-il, la voix brisée d’émotion. Mais, lui souriant de loin, la fée Mignonne disparaissait déjà. M. REMOND |
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